Hocine Aït Ahmed (fin): du coup d’Etat aux élections truquées

Retiré de la vie politique depuis le printemps 2013, Hocine Aït Ahmed a donné plus de 70 ans de sa vie à lutte indépendantiste puis à l’opposition démocratique en Algérie. L’histoire d’un pays dans le portrait d’un homme, dernière partie.

Octobre 1988 et l’ouverture multipartite

Le destin a voulu qu’au bout de trois ans après la conférence de Londres, le 5 octobre 1988 arrive comme un vent libérateur. Aït Ahmed, fidèle à ses principes, dénonce la violence des forces de l’ordre qui a causé plusieurs morts et de blessés parmi les manifestants: « Aujourd’hui si j’ai à faire un appel, ce serait au pouvoir, aux hommes du pouvoir ; de leur dire, ne touchez pas à la chair de votre chair. Cette génération a un dynamisme extraordinaire. Vous avez comme devoir, vous n’avez pas seulement des droits sur cette société, vous avez comme devoir de permettre à ce dynamisme de s’exprimer d’une manière positive dans le développement du pays. Et cela ne peut se faire que par l’établissement d’une vie politique normale, le rétablissement des libertés démocratiques. Il faut que cette jeunesse trouve des canaux d’expression et qu’elle se sente responsable et participe. C’est de cette manière qu’elle peut devenir majeure. C’est elle qui doit prendre les règnes du pouvoir. Chadli disait il y a une année, à propos des droits de l’homme, que l’Algérie devait être le phare des droits de l’homme. Je crois que c’est l’heure de vérité maintenant ».

Le 10 octobre, Chadli annonce une réforme de la vie politique. Malgré tout ce qui peut ce dire sur les manipulations et les magouilles politiques qui auraient entouré cet épisode historique, le peuple algérien a su forcer la main au régime et imposer l’ouverture multipartite et le retour de ses hommes historiques à la vie politique et publique du pays. Sur cette démocratisation forcée du pays, Aït Ahmed reste très méfiant mais profite de cette chance. Il se confie plusieurs années plus tard à TV5: « Je pense qu’il y a eu une ouverture par effraction. C’est-à-dire, l’armée n’a pas suivi cette espèce de communion qu’il y avait entre les réformateurs et le chef de l’Etat. Il y a eu donc cette ouverture et à ce moment là, je me suis dit que je dois rentrer en AlgérieIl y a eu une grande confusion. On a créé plus de 60 partis. Comme disent les Algériens, 60 hizbLe bon musulman apprend les 60 hizb, c’est-à-dire les 60 versets du coran. Hier, un seul parti nous a fait un mal terrible. Aujourd’hui, c’est 60 partis. »

Hocine Aït Ahmed en meeting à Alger, en avril 1990.
Hocine Aït Ahmed en meeting à Alger, en avril 1990.

Le chef du FFS rentre à Alger, le 15 décembre 1989, pour tenir son 1er congrès sous la légalité et se préparer pour les éventuelles échéances électorales. Il déclare à la télévision algérienne: « Je souhaite que le processus démocratique se redresse et s’amplifie jusqu’à ce qu’il ait atteint un point de non retour ». Des milliers de jeunes le reçoivent en héros national. En mars 1991, après le congrès du FFS, il décide de prendre part aux élections législatives, prévues en juin et reportées au mois de décembre. Au premier tour de ces élections, le 26 décembre 1991, le Front islamique du salut (FIS) remporte la majorité des sièges de députés et le FFS arrive en deuxième position avec uniquement 10% des sièges. Au lendemain de cette victoire écrasante du FIS, le ministre de la défense de l’époque convoque Aït Ahmed pour consultations politiques. HAA narre cette rencontre: « J’ai rencontré Khaled Nezzar après la victoire du FIS, entre les deux tours. Il a demandé à me voir seul. Il m’a demandé mon avis sur la situation. Je lui ai dit qu’il faut, dans un premier temps, aller au deuxième tour qui va se dérouler dans la ferveur. Vous allez voir, les Algériens, dès qu’ils voient d’une manière concrète le danger, vont s’engager. » Le 2 janvier 1992, le FFS organise une marche populaire grandiose, à Alger, pour demander le maintien du processus électoral et aller au deuxième tour des législatives. Son secrétaire général, Aït Ahmed, scande devant la foule nombreuse: « Les jeux ne sont pas encore fait, l’espoir est permis. La démocratie n’a pas perdu, la démocratie n’est pas perdue ». En vain ! Chadli Bendjedid démissionne, Khaled Nezzar prend le pouvoir et annonce l’arrêt du processus électoral, le 11 janvier 1992.

Le lendemain sur France 3, Aït Ahmed réagit sur ce qu’il appelle « un coup d’Etat » et appelle à la retenue tous ses concitoyens: « Notre souhait, c’est que le FIS respecte la paix civile et ne prenne aucune option suicidaire et aventureuse… Mais je pense que le coup d’Etat est lui même une espèce de violence surtout que maintenant, ils ne respectent même pas les formes. Le haut conseil de sécurité n’est qu’un organe consultatif et le fait de lui accorder une importance comme autorité, comme organe de décision, est anticonstitutionnel. Et une opération anticonstitutionnelle, ça s’appelle un coup d’Etat…». Il dénonce la méthode de l’armée pour stopper l’avancée du FIS, en lui imputant la responsabilité de donner raison aux islamistes qui considèrent que la démocratie est impie: « On nous dit qu’aujourd’hui était l’arrêt du projet de la constitution de la République intégriste. Moi, je dis qu’avec l’arrêt du processus électoral, on fait le jeu des intégristes en décrédibilisant la démocratie. Déjà, ils commencent à utiliser l’interruption du deuxième tour des élections législatives, pour dire : vous voyez où mène la démocratie ?» De cette tribune, il défend l’Algérie d’un supposé basculement vers l’islamisme. « L’arrivée des intégristes au pourvoir c’est quoi ? C’est le premier ministre (Sid Ahmed Ghozali) qui a signé un accord avec le président de l’assemblée nationale sur le mode du scrutin à deux tours qui les a amenés. Nous avons pourtant proposé la proportionnelle sur la base de chaque wilaya, on ne serait pas là. Même certains partis politiques de moindre importance auraient été représentés. Ces intégristes représentent à peine 23% de l’électorat… ce n’est pas la République iranienne ».

Le 11 mars 2009, lors d’une conférence-débat, animée à Genève et diffusée sur internet, Aït Ahmed clarifie davantage sa vision de ce qui s’est passé en 1991. « J’aimerai mettre fin à la plus grande propagande et escroquerie des militaires : le danger islamiste. Il n y existe pas de danger islamiste, il n’y en a pas eu. Je donne un exemple. Les événements historiques vont trop vite ; on oublie les éléments stratégiques. Je me rappelle que les premières élections législatives devaient avoir lieu en juin et ont été reportées à décembre. En juin, c’était le FFS et le FLN réformé qui devaient passer. La police politique avait déjà infiltré le FIS: trois quarts des membres de Majlis Echoura (équivalent du comité central mais avec une connotation religieuse) étaient des flics. Ils sont allés voir les Chouyoukh (les chefs du FIS) en leur disant vous allez avoir du mal avec votre base pour participer aux élections parce que, bon, il n’y a pas de vote dans le Coran…Vous savez très bien que vous allez perdre. C’est à ce moment là que les chefs du FIS ont fait une conférence de presse et ils ont appelé à une grève générale », a-t-il expliqué.

A ce moment-là, il prend contact avec le premier ministre, Mouloud Hamrouche. « Nous nous sommes vus en délégation. Et je lui ai demandé de nous laisser faire une manifestation pour montrer qu’Alger n’est pas Téhéran. On a décidé ça sans qu’il ait la couverture de la police. C’était une gageure. On a tout préparé. Le 6 juin devait y avoir la manifestation à laquelle j’ai appelé. Et c’est la même que j’ai rappelée, le 2 janvier 1992. Le 5 juin, les panzers sont descendus à Alger, ils ont failli tuer Mouloud Hamrouche. Ils ont changé le gouvernement pour préparer la réussite du FIS», accuse le patron du FFS. Cette grave accusation, Aït Ahmed l’a déjà révélée en 1998 aux médias. Il a déclaré que « c’est le FFS et le FLN qui devaient passer lors de ces élections. Etant donné le découpage électoral de Hamrouche, dur et injuste (c’est ce découpage qui a déclenché la grève générale du FIS), mais il n’était pas si draconien que celui que fera Ahmed Ghozali six mois plus tard. Ce qui fait que même les chancelleries parlaient déjà d’un gouvernement FLN-FFS de transition ».

Après l’arrêt du processus électoral, l’armée refait l’histoire de 1962, en cherchant un sauveur «historique». « Le coup d’Etat a créé un tel déficit démocratique que seul un Historique peut le compenser, d’où le choix entre moi et Boudiaf. Moi j’ai refusé, le lendemain, j’ai fait une conférence de presse à l’hôtel Aurassi où j’ai dis qu’il faut appeler un chat un chat. Il s’agit d’un coup d’Etat que je ne peux pas cautionner », rappelle Aït Ahmed, dans de nombreux témoignages enregistrés. Pourtant Nezzar a essayé, dit-il, de le soudoyer en insinuant que « Chadli semblait être dans le complot au profit du FIS ». Il se souvient de cette rencontre avec les «putschistes» comme il aime les appeler: « Nezzar s’était étonné que je n’aie pas accepté d’être chef de l’Etat. Il est tombé des nues en se demandant comment je peux refuser cet honneur. Moi je vais être comme ça ? Je vais avaliser toutes leurs décisions ! Tous leurs massacres… j’étais frappé que l’ex-ministre des droits de l’homme et ancien chef de la fédération de France (il parle d’Ali Haroun) déclarait, on lui a proposé d’être Président, il a refusé ! Moi j’ai mes convictions, ce qui m’importe sont les souffrances du peuple algérien ».

Avec le refus d’Aït Ahmed, les décideurs ont convaincu Mohamed Boudiaf de rentrer de son exil marocain afin de prendre la tête de l’Etat. Le 16 janvier 1992, ce dernier arrive à Alger. Il est propulsé président du Haut comité d’Etat (HCE). Pour pas longtemps !  Il est assassiné, en direct à la télévision algérienne, à Annaba, le 29 juin 1992. C’est une autre malheureuse constatation qui donna raison aux réflexions d’Aït Ahmed sur « la nature mafieuse du pouvoir algérien » des années 1990, et affirmera que « l’assassinat de Boudiaf était programmé pour différente raisons. Je pense que l’une des raisons, c’est qu’il voulait aller aux élections, en créant un parti ».

Les derniers pas d’un géant

Les mois et les années passent sans que l’Algérie puisse s’extirper du fantôme de la guerre civile généralisée. La lutte violente –entre d’un côté, l’armée et les groupes d’autodéfense, et de l’autre côté les groupes islamiques armés– déchire la société algérienne. Dans ce contexte, le FFS prône la solution de réconciliation nationale et la reprise des négociations entre les différents mouvements pour trouver une solution politique pacifique. La conférence de Sant Egidio du 13 janvier 1995 est tenue dans ce sens. Aït Ahmed raconte comment il a pu organiser une telle conférence: « J’ai rencontré d’abord Mehri. J’étais stupéfié du fait qu’il accepte un dialogue à l’étranger. Anouar Haddam (réfugié aux USA), en le contactant, m’a tout de suite posé le problème de l’armée. Il m’a dit “ vous savez Si Hocine, nous avons une armée. Il faut trouver le moyen d’intégrer cette armée”. Je suis très gentil, mais quand il s’agit de principes, je me mets en colère; je lui dis: mais qu’est-ce que c’est que ça ?… On a déjà une armée, et ça fait 40 ans qu’elle détruit notre pays. Moi aussi si je veux, je peux créer une armée. Je peux vous jurer que je peux armer un million d’hommes. Mais nous ne voulons pas l’engrenage des tueries. Alors s’il vous plaît, ne posez pas ce problème ».

A Rome, lors de la conférence de Sant Egidio.
A Rome, lors de la conférence de Sant Egidio.

 

Après avoir donc convaincu le FLN et le FIS de s’asseoir ensemble à la table de négociations en compagnie du FFS, Aït Ahmed a pu convaincre toutes les autres formations politiques, et même la ligue algérienne de la défense des droits de l’homme, de prendre part à cette réunion à Rome. Le RCD de Saïd Saadi, parti éradicateur, est le seul parti qui a refusé d’y participer, en soutenant la position de l’armée. Cette même institution a tout fait pour discréditer cette conférence qui a été sanctionnée par une charte, dite Contrat national, qui propose une solution de sortie de crise, basée sur l’action politique associant le FIS. Plusieurs spécialistes, néanmoins, avouent que la Charte de réconciliation nationale du président Bouteflika est une « version soft de la charte de Sant Egidio » (la plateforme de Sant Egidio peut être téléchargée ici) mais après effusion du sang de milliers et la disparition des centaines d’Algériens. Aït Ahmed est de nouveau forcé à l’exil après cet épisode de Sant Egidio, dont tous les acteurs ont boycotté les élections présidentielles de 1995 où Liamine Zeroual a été élu président de la République.

Ce président, qui se voulait réformateur, cédant à la pression de certains clans au pouvoir, a vite jeté l’éponge, à la fin de 1998, en annonçant sa démission et l’organisation de présidentielles anticipées. Recevant des assurances et la parole de Zeroual, qui a réussi à imposer la nationalisation de Tamazight et la limitation des mandats présidentiels à deux dans la constitution de 1996, Aït Ahmed rentre au pays le 2 février 1999 et annonce sa participation aux élections le 5. Il explique plus tard les raisons de sa participation à cette élection alors qu’il a boycotté celle de 1995: « Le général Zeroual m’a envoyé une délégation en me disant: je démissionne car ça ne va pas, je ne fais pas ce que je veux, je démissionne. Mais j’aimerais bien que vous participiez car sans votre participation, il n y aura pas de confiance en ces élections. Je lui demande des garanties et il me demande de rentrer à Alger pour en discuter ». Lors de la campagne électorale, il déclare à la presse que son « retour n’est pas lié uniquement aux élections mais aussi à la volonté de participer aux trouvailles de toutes les conditions nécessaires pour le retour au processus démocratique… Notre slogan est El-Sidk wa al-mesdakia » (vérité et crédibilité). Dans le sens de son slogan, d’ailleurs, il aime raconter cette anecdote: « Des amis, hommes d’affaires, m’ont proposé un avion pour faire la campagne électorale. Quelques camarades en étaient contents. Je leur ai répondu qu’ils me connaissaient mal ; et ils ne connaissaient pas leur peuple. Je viens de Suisse et je vais faire la chasse aux safaris !? Ils vont me taxer de tout. Par contre j’ai fait la campagne en voiture et c’est là que j’ai attrapé l’infection cardiaque ». Le candidat du FFS a failli laisser sa vie en pleine campagne électorale à cause d’une attaque cardiaque. En constatant la fraude massive en faveur du candidat de l’administration et de l’armée, Abdelaziz Bouteflika, Aït Ahmed demande aux autres candidats de se retirer. Ce qui a donné l’historique « retrait des Six » à la veille du scrutin où a été élu sans surprise l’actuel président algérien.

 

En septembre 2007, Hocine Aït Ahmed lors du lancement de l'Initiative des Trois.
En septembre 2007, Hocine Aït Ahmed lors du lancement de l’Initiative des Trois.

La dernière tentative personnelle d’Aït Ahmed pour créer un projet de consensus national de sortie de crise a eu lieu en septembre 2007. Il a initié une alliance politique avec Abdelhamid Mehri et Mouloud Hamrouche, baptisée «l’initiative des trois». C’était un appel à toutes les formations politiques algériennes pour se réunir et relancer le débat démocratique afin de trouver une sortie politique de crise et former une alternative de transition. Cet avant-projet ambitieux est resté lettre morte. La règle de la vie, comme indiquerait le Zaïme eternel du FFS en prenant sa retraite politique à l’occasion du 5ème congrès de son parti, a empêché ce vieux maquisard d’accomplir sa mission, commencée en 1942 et renouvelée un certain 19 mars 1962, pour une Algérie libre et démocratique. Il a reconnu lui-même à travers le temps qu’il a malheureusement échoué, et est resté minoritaire, dans sa volonté de créer un vrai consensus d’union nationale démocratique et sociale.

22 octobre 2013 |  Par Samir Ghezlaoui

in http://blogs.mediapart.fr

commentaires
  1. amine dit :

    ils l’embarrent le passage lui qui n’avait dans les bagages qu’une mémoire et des images,

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