Les enjeux de l’évaluation et de la lutte contre la corruption
Fatiha Talahite , Chercheur au CNRS ,CEPN-Université Paris Nord
Communication à la table-ronde « Corruption, autopsie d’un fléau »
Forum d’el Watan – Alger 14 décembre 2006
1. Introduction
Tout d’abord, je voudrais relever qu’il est appréciable que le thème de la corruption, qui était tabou il n’y a pas très longtemps, devienne aujourd’hui objet de débat public. Cependant, ce n’est qu’une première étape, car le fait que la corruption soit dénoncée par la presse et une partie de la classe politique ne permet pas de déduire que la lutte contre ce fléau est désormais engagée et ne signifie pas non plus que le phénomène soit en voie d’être correctement documenté. Cela peut par contre créer l’illusion que quelque chose est en train de changer positivement, alors que la réalité ne révèle aucun signe d’une attitude nouvelle par rapport à la corruption.
Plus que tout autre phénomène, la corruption peut être considérée comme un « fait social total » (Durkheim, Mauss), dans la mesure où elle renvoie à la fois à l’économique, au politique, au juridique, au social… Son analyse nécessiterait donc une approche pluridisciplinaire. Dans cette présentation, je privilégierai l’approche économique, en essayant de tenir compte dans la mesure du possible des autres aspects, mais sans prétendre viser à restituer la totalité du phénomène. Je tiens enfin à préciser que je ne suis pas spécialiste de cette question – qui est devenue très technique – et que je m’y suis intéressée à l’occasion de travaux de recherche sur les réformes économiques et le changement institutionnel .
On attend généralement d’une analyse de la corruption qu’elle débouche sur des solutions pour lutter contre ce fléau. Pourtant, avant d’arriver aux méthodes de prévention et de répression de la corruption, il faut d’abord savoir de quoi on parle exactement. En effet, la perception que l’on a de ce phénomène donne souvent l’impression qu’il est évident –qu’il « crève les yeux » selon la formule d’un intervenant au débat- et qu’il suffirait donc d’en dénoncer et punir les responsables pour s’en débarrasser. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Nous verrons que déjà la définition de la corruption pose problème, que ce n’est pas un phénomène facile à cerner, qu’elle se manifeste sous des formes multiples qui renvoient chaque fois à des analyses particulières : petite et grande corruption ; corruption dans les transactions internationales, dans le domaine de l’éducation, de la santé, du fisc, etc.
Dans cette communication, je me limiterai à un examen des manières de définir, d’analyser et d’évaluer la corruption. Mais à ce stade, je ne prétends ni fournir une analyse exhaustive ni encore moins faire des recommandations précises en matière de lutte contre ce fléau. Pour cela, il faudrait procéder au préalable à une étude approfondie des mécanismes par lesquels passe la corruption, dont beaucoup sont spécifiques à chaque système institutionnel, ce qui ne pourrait se faire sans la contribution de spécialistes des différents secteurs de l’administration et de l’Etat (douanes, fisc, marchés publics, entreprises publiques, mais également éducation, santé, justice, etc.) connaissant bien les rouages institutionnels et capables d’en identifier les failles. Une telle étude ne pourrait être sérieusement menée sans la contribution des autorités, pour fournir les données et les autorisations nécessaires pour enquêter. Cela signifie que sans une volonté politique et sans sa traduction en actes en matière de transparence et de contrôle, sans un programme mis en place avec la collaboration et l’engagement des autorités dans la durée, on ne peut considérer que la lutte contre la corruption soit véritablement amorcée. Ceci sans même aborder les autres conditions ayant trait aux mécanismes de contrôle démocratique, à l’existence de contre-pouvoirs indépendants, à l’indépendance de la justice…
Pour autant, en l’absence de cette volonté et de ces conditions politiques, sommes-nous condamnés à l’inaction et au fatalisme ? Essayer de clarifier les enjeux de la lutte contre la corruption et les significations qu’elle revêt peut déjà nous faire avancer dans la compréhension du phénomène et nous aider à dissiper un peu de l’opacité qui l’entoure et le nourrit. Aujourd’hui, dans un contexte où plusieurs « affaires » secouent les medias et la classe politique, ce ne sont probablement pas les meilleures conditions pour débattre sereinement et avec suffisamment de recul d’un sujet aussi sensible. Mais puisque l’opportunité nous est donnée dans ce forum, il faut la saisir, l’un des défis étant précisément de contribuer à créer ces conditions.
2. définitions et analyses de la corruption
On peut se demander pourquoi l’économie, cette discipline qui, à ses débuts, a expulsé la morale hors de son champ, s’intéresse à la corruption. En effet, l’analyse de la corruption semble introduire une dimension morale dans l’économie, l’idée que, contrairement à l’adage selon lequel « l’argent n’a ni odeur ni couleur », il y aurait bien un « argent propre » et un « argent sale ». Nous verrons qu’en fait, l’économie ne s’intéresse nullement à la corruption au nom de la morale. C’est seulement dans la mesure où celle-ci intervient dans le comportement des individus que la morale est prise en compte dans l’analyse de la corruption.
Au-delà des formes multiples que prend la corruption, qu’est-ce qui la caractérise, la distingue d’autres phénomènes avec lesquels on pourrait la confondre ? Par exemple, il y a une différence entre corruption d’une part, et mauvaise gestion, gaspillage, gabegie d’autre part, même si leurs conséquences convergent : la corruption suppose une rationalité à la fois du corrupteur et du corrompu par rapport à l’objectif de chacun de réaliser un gain sur la base d’une transgression des règles communes. Il y a ici l’idée d’une malhonnêteté des agents corrompus. Tandis que mauvaise gestion, gaspillage, gabegie sont la conséquence de comportement ou de règles économiquement irrationnels, pouvant s’expliquer par l’incompétence des agents (y compris de ceux qui élaborent les règles) ou par le fait qu’ils répondent à une rationalité autre qu’économique (ou les deux à la fois). Dans ce cas, la bonne foi et l’honnêteté des agents ne sont pas mises en cause.
Prenons la définition de la corruption comme « abus de positions publiques à des fins d’enrichissement personnel » (Kaufmann). La notion de position publique est assez large pour englober non seulement les agents de l’Etat, de l’administration, ou de toute autre institution publique (fonctionnaire, employé d’une entreprise publique, élu, etc.), mais également toute fonction ou profession qui confère à un individu une responsabilité ou un pouvoir public. Est corrompu celui qui profite de cette fonction pour s’enrichir au-delà de sa rémunération légitime. Son partenaire dans la transaction corrompue (appelé parfois corrupteur) profite aussi indirectement de cette position. Cependant, si chacun réalise un gain sur la base d’une action illégale ou contraire à la morale et au civisme, le corrompu est celui qui abuse du bien public dont il a la charge, c’est d’abord sa responsabilité qui est en cause.
Kaufmann distingue aussi entre la petite et la grande corruption, la première concernant les relations entre citoyens et administration et la seconde celles entre entreprises (ou, de manière plus générale, réseaux, groupes d’intérêt) et Etat. La première serait surtout répandue dans les pays en développement et liée à la pauvreté et une mauvaise répartition des richesses et des revenus, tandis que la seconde, qui se manifeste tant dans les pays développés que les pays en développement, traverse les frontières. Il est clair que ces deux formes de corruption sont de nature différente, la seconde mettant en jeu des groupes d’intérêt puissants, des lobbies capables d’exercer sur l’administration et l’Etat une pression et un pouvoir qui n’ont rien de comparable avec l’action de simples citoyens. Cependant, la généralisation et la banalisation de la première peut avoir des conséquences très graves, et miner tout le corps social (ce qui renvoie d’ailleurs au sens premier aristotélicien du mot corruption), saper la confiance dans les institutions et leur crédibilité.
On aimerait maintenant pouvoir aller plus loin vers une définition précise de la corruption qui nous permettrait d’en identifier les causes et les remèdes et aussi d’aboutir à son évaluation. C’est là que les choses se compliquent. Même en se limitant à l’approche économique, les divers courants et écoles de pensée n’en donnent pas une définition unique, et sous le même vocable, sont souvent désignés des phénomènes et des pratiques différents. Ce thème est d’ailleurs un bon révélateur des grandes controverses qui traversent les sciences économiques et sociales. Cependant, à quelques exceptions près , tous semblent s’entendre sur le caractère négatif de la corruption et la nécessité de la combattre.
Deux tendances opposées dessinent toutefois un prisme dans lequel se déclinent différentes théories de la corruption : d’un côté, une vision que l’on pourrait qualifier de libérale ou utilitariste, de l’autre, une approche qui tend vers une posture anti-capitaliste. La présentation qui suit de ces deux courants a pour but d’en brosser les traits saillants. Si elle est par endroits très simplifiée, elle vise cependant à éviter les caricatures qui sont malheureusement trop répandues (diabolisation ou au contraire transformation en dogme de l’approche libérale ou de l’approche anti-capitaliste). Ces deux façons d’analyser la corruption ont des fondements philosophiques et culturels différents. Si, dans leur dimension prescriptive, les deux incluent la sanction et la punition, elles y parviennent par des voies différentes et ne les conçoivent pas de la même manière.
3. Analyse libérale de la corruption
L’économie néo-classique analyse la corruption au niveau des comportements individuels en termes de recherche de rente (rent seeking). L’existence de rentes est liée à des distorsions de marché. C’est d’abord l’Etat qui, en maintenant des monopoles artificiels, crée des opportunités de rentes. La corruption n’est alors que l’une des modalités d’affectation de ces rentes. Lutter contre la corruption revient donc à supprimer ces monopoles. Cependant, même dans une économie de marché, des opportunités de rente (donc de corruption) subsistent, ne serait-ce que du fait que certains monopoles dits « naturels » ne peuvent être supprimés, mais aussi parce que le marché, pour fonctionner, suppose l’existence et le respect de règles. Il est donc possible que des individus ne respectent pas les règles du jeu et, tant qu’ils ne sont pas démasqués et sanctionnés, cela leur permet d’accéder à des rentes (comportement décrit par la théorie des jeux comme celui du passager clandestin). La corruption comme recherche de rente est un facteur d’inefficience économique, elle participe d’une mauvaise allocation des ressources (ou affectation des revenus), génère des inégalités, de la pauvreté. Dans ce sens, les distorsions de marché sont considérées comme à la fois cause et conséquence de la corruption. Cela peut être vu sous différents angles (voir tableau)
Mauvaise allocation des ressources (ou affectation des revenus) Type de solution
qui n’est pas efficace économique : marché qui n’est pas juste politique : démocratie, gouvernance qui n’est pas légitime juridique : droits de propriété
Dans cette optique, une bonne répartition des ressources et des revenus est à la fois efficace, juste et légitime, les trois dimensions convergeant vers plus de bien-être individuel et collectif. Cette image peut paraître naïve et angélique, mais il ne s’agit ici que d’une présentation très simplifiée. De fait, cette vision inspire des travaux souvent réalistes et pragmatiques qui apportent des éléments de connaissance précis et bien documentés sur le phénomène de la corruption.
Toujours dans le cadre du paradigme libéral, mais étendu au domaine politique (gouvernance), on considère que la corruption détruit la confiance, génère de l’instabilité, ce qui détériore le climat des affaires. Mais surtout, elle sape les conditions du marché lui-même, et en premier lieu le principe de libre concurrence. En effet, si certains agents bénéficient de privilèges, d’un accès discrétionnaire au bien public et de l’impunité face à la loi, c’est tout le jeu de la concurrence qui est faussé.
L’approche libérale est basée sur une distinction entre légitimité et illégitimité d’un gain ou d’un revenu. La légitimité est sanctionnée par des droits de propriété. Ceux-ci doivent être clairement et solidement établis. Une des solutions préconisée pour combattre la corruption est d’ailleurs de renforcer les droits de propriété .
Mais il y a une autre raison de lutter contre la corruption, qui renvoie cette fois au calcul économique : pour pouvoir mettre en œuvre le calcul rationnel, et surtout pour pouvoir avoir une certaine maîtrise sur le futur, condition de la prise de risque pour l’investisseur, il faut des conditions de transparence, de disponibilité et de fiabilité de l’information économique. Or la corruption fausse cette information. Ainsi, au fur et à mesure que s’étend l’espace du marché, à l’échelle nationale et internationale, sont mis en place des organismes qui visent à créer les conditions du calcul économique. De ce point de vue, ce n’est pas seulement l’existence de la corruption qui pose problème, mais également son caractère imprévisible, non calculable. On cherchera donc à la maîtriser par la mesure, à la prévoir et à l’intégrer au calcul économique.
Ainsi, les solutions libérales à la corruption convergent vers plus de marché. On reconnaît cependant qu’il y aura toujours une intervention minimale de l’Etat pour faire respecter la loi, réduire les inégalités, protéger l’environnement, prendre en charge les travaux d’utilité publique. Dès lors, à côté du marché, considéré comme auto-régulateur, d’autres mécanismes (le droit, la gouvernance) sont nécessaires. Les moyens de lutte contre la corruption seront donc faits à la fois d’incitations et de sanctions. Il s’agit de mesures visant à rendre la corruption coûteuse pour celui qui y a recours, dans une approche en terme de coût-avantage ou de coût d’opportunité: soit en remplaçant les gains illégitimes procurés par la corruption par des gains légitimes (par exemple en augmentant les traitements des fonctionnaires, ou en supprimant des règles bureaucratiques qui, pour être contournées, donnent lieu à des transactions corrompues) ; ou en mettant en place des sanctions qui annulent voire dépassent le gain de la corruption. De ce point de vue, la mauvaise réputation provoquée par la dénonciation publique du corrompu peut constituer un coût pour celui-ci, tandis qu’une bonne réputation peut être génératrice de gains (les calomnies tout comme l’impunité perturbent ce mécanisme..).
A la base de ces dispositifs prime une conception utilitariste de l’individu (ou homo oeconomicus) considéré comme mu par la recherche d’un intérêt qu’il est toujours capable d’exprimer en termes de gain calculable, répondant à des incitations à la manière d’un robot, d’un automate…
Ces mesures vont dans le sens de renforcer le privé dans l’économie et dans la société (responsabilité et prise de risque individuelles) et, en réduisant et rationalisant le rôle de l’Etat, de supprimer les opportunités de rente : privatisations, simplification des règles de manière à en augmenter la transparence, rationalisation du droit ainsi que du fonctionnement de l’administration, réduction de budget de l’Etat tant du côté des ressources (alléger la pression fiscale) que des dépenses (supprimer des opportunités de corruption), etc.
A l’échelle des nations, l’approche individualiste tend à rendre chaque pays responsable de sa richesse ou de sa pauvreté et à privilégier les causes internes pour expliquer le niveau de développement. Appliquée à l’analyse de la corruption, cette démarche mettra l’accent sur les facteurs liés à la qualité des institutions du pays.
L’approche libérale peut donner lieu à une position intransigeante vis-à-vis de la corruption (tolérance zéro, discours moral très strict) comme elle peut conduire à une attitude beaucoup plus pragmatique, admettant qu’il n’est pas possible d’éradiquer la corruption ni même de la cerner et que l’on ne peut que viser à la maîtriser et en limiter les effets négatifs.
4. Analyse anti-capitaliste de la corruption
La deuxième tendance, qui renvoie à des courants hétérodoxes en économie, prend la forme d’une doctrine anti-libérale ou, à l’extrême, anti-capitaliste : la corruption se généralise dans la société de marché avec l’idéologie individualiste et utilitariste – corruption par l’argent et la société de consommation, égoïsme, recherche du profit, spéculation, perte des valeurs, recul de la solidarité, déliquescence – approche qui elle aussi fait écho à la signification originelle aristotélicienne de la corruption comme un mal qui ronge la société. Mais là encore, il ne s’agit que d’une version extrêmement simplifiée, cette approche se déclinant de diverses façons selon les courants et écoles de pensée hétérodoxes. Cette conception, que l’on qualifie d’holiste, ne met pas l’accent sur l’individu mais sur le système économique, social et politique, la nature du pouvoir, la dimension institutionnelle et historique du phénomène. Plutôt que de privilégier la lutte contre la corruption, c’est à une transformation globale des institutions qu’elle appelle, la corruption n’étant considérée que comme un symptôme, un signe du dysfonctionnement et de l’inadaptation des institutions. La conception de l’individu qui est à la base de cette approche est aussi profondément différente de la première. Il est perçu comme un sujet doué de raison, donc d’une relative autonomie, mais agissant selon des normes sociales, morales, religieuses, elles-mêmes déterminées par la société et la période historique dans laquelle il vit. Les mesures préconisées vont ainsi faire appel au civisme, à l’éthique, au sens moral des citoyens et privilégier l’éducation, le politique, le droit, bref des contraintes externes à l’économique, qui incluent aussi la sanction et la répression..
Ces courants ont derrière eux une longue tradition critique de la propriété privée (Proudhon , Marx et Engels ) et si, après les expériences tragiques de collectivisation dans les pays socialistes, ils ne prônent plus son abolition, ils n’en font pas non plus la panacée pour résoudre les problèmes de gouvernance et de corruption dans les pays du tiers monde. La démarche historique leur permet de rappeler que de nombreuses nations ont édifié leur économie sur des droits de propriété mis en place par la spoliation et l’expropriation de populations ou de peuples entiers. C’est le cas par exemple lorsque l’ordre juridique d’un peuple colonisé est évincé par celui du colonisateur et que cela se traduit par la non reconnaissance des droits de propriété des colonisés. Dans le monde d’aujourd’hui, il importe de faire la distinction entre les nations dans lesquelles la règle établissant les droits de propriété est ancienne, stable, même si par le passé elle a pu être au centre de conflits violents (mouvement des enclosures dans l’Angleterre du 16e siècle, conquête de l’Amérique , Révolution française), et celles où cette question n’est pas résolue et où la règle est vécue comme spoliation par une grande part de la population.
Ainsi, en matière de propriété, légalité ne se confond pas toujours avec légitimité. La question de la création ou du renforcement des droits de propriété n’est pas qu’une affaire technique. Elle renvoie d’abord à la légitimité de la règle selon laquelle la propriété est affectée. A bien des égards, dans les nations du tiers monde et dans les pays en transition où se mettent en place aujourd’hui des droits de propriété modernes, des populations font l’expérience brutale de l’expropriation et la dépossession. La question est particulièrement sensible dans les pays où régnait le droit musulman en matière de propriété, et où celui-ci a progressivement été évincé au profit des législations française ou britannique.
Dans l’analyse du développement, la vision holiste globale qui privilégie le tout sur les parties tend à mettre l’accent sur les rapports de domination entre nations. Elle souligne en particulier la responsabilité des pays développés dans le sous-développement du tiers monde, comme celle des anciennes puissances coloniales quant au désordre institutionnel et à la corruption qui règne dans les ex-colonies. Aussi la lutte contre la corruption, lorsqu’elle est initiée par des organisations émanant des pays développés, est-elle mal perçue.
5. Mesure de la corruption ou de la perception de la corruption ?
Au-delà de la multiplicité des formes et des pratiques de la corruption et des divergence quant à sa définition, les efforts se multiplient depuis une quinzaine d’années pour en donner une définition précise sur laquelle tous puissent s’entendre, et celle-ci passe par la tentative de fournir une mesure de la corruption.
Aux premiers abords, on pourrait croire que mesurer la corruption vise à quantifier les montants sur lesquels portent les transactions corrompues. Or ces transactions, par définition, ne sont enregistrées nulle part ou du moins ne sont pas enregistrées en tant que telles. Il est donc très difficile, voire impossible de les calculer. Et les estimations ne donnent pas de résultats probants, en raison de la multiplicité des forme de corruption ainsi que de l’imprécision des définitions : jusqu’où va la petite corruption, quelle est la frontière entre la petite et la grande corruption, etc.
Aussi, faute de pouvoir quantifier directement le phénomène, on a cherché à construire un dispositif permettant d’en observer l’évolution dans le temps et d’effectuer des comparaisons entre pays. On s’est alors orienté vers une évaluation de ses effets sur la perception des agents. Ce qui est mesuré, c’est la perception de la corruption. En d’autres termes, comme on ne peut pas mesurer directement la corruption, on construit un objet appelé « perception de la corruption » en faisant l’hypothèse que celui-ci évolue comme la corruption elle-même. Or, par définition, la perception est subjective. La méthode consiste, en collectant de manière systématique et régulière des données subjectives, à construire une mesure objective de la perception de la corruption. Cette mesure est un indicateur qui permet de comparer la perception de la corruption entre pays ainsi que l’évolution de cette perception au cours du temps.
Il existe une multiplicité d’organismes qui publient des indicateurs de perception de la corruption, basés sur des définitions et des méthodes d’évaluation différentes. Par exemple, Transparency International publie annuellement un indice élaboré sur la base d’enquêtes par sondage. Dans l’échantillon, les hommes d’affaires, et parmi eux les investisseurs étrangers, occupent une place importante.
Un des arguments pour affirmer que la perception de la corruption est une bonne approximation de la corruption elle-même, est de dire que lorsque les agents sont convaincus qu’un pays (ou une institution) est corrompu, ils vont agir en conséquence, donc que cette perception a des effets pratiques concrets, qui passent par le comportement des agents économiques, en particulier des hommes d’affaires et des investisseurs étrangers. Parmi les arguments avancés pour critiquer cette démarche, il y a le constat que les agents ont tendance à surestimer la corruption en période de faible croissance économique et à la sous-estimer lorsque la croissance est forte, toutes choses égales par ailleurs. Il y a donc un biais, dû au fait que la perception des agents intègre leur croyance que la corruption est une cause de la faiblesse de la croissance économique. De la même manière, la corrélation entre PIB par tête et indice de perception de la corruption peut aussi signifier qu’à niveau de corruption égal, celle-ci serait moins perçue dans les pays où le niveau de vie est plus élevé.
Parmi les 6 composantes des indicateurs mondiaux de la gouvernance publiés par la Banque Mondiale figure un indicateur de « maîtrise de la corruption », défini comme mesurant « l’abus de l’autorité publique à des fins de gain personnel, y compris la grande et la petite corruption et l’accaparement de l’appareil d’Etat par les élites » (Kaufmann).
La publication régulière de ces indicateurs a l’avantage de fournir des repères, d’apporter de la clarté et de la rigueur dans l’appréhension d’un phénomène jusque là très opaque. Kaufmann met un point d’honneur à assurer une transparence totale sur la méthode de calcul de ses indicateurs, comme garant de leur fiabilité. Mais ce déplacement du débat sur la corruption vers une discussion de spécialistes sur la construction des indicateurs transforme la question en une affaire d’experts à laquelle le grand public n’a pas accès. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs que, dans l’utilisation qui en est faite, y compris par les spécialistes, ces indicateurs soient le plus souvent assimilés pour faire vite à une mesure directe de la corruption. On aboutit alors à une forme de fétichisation des chiffres, qui est le pendant de la complexification des méthodes d’évaluation.
Dans un contexte où la corruption est traitée par le secret, le silence et la rumeur, avec l’explosion aléatoire de scandales médiatisés de manière contingente, sans que se dégage une relation lisible entre les faits, leur gravité, l’ampleur des préjudices et les sanctions adoptées, le citoyen ne peut qu’avoir qu’une vision déformée des choses. Si, à cette vision déformée vient se superposer un fétichisme des chiffres avec une interprétation qui s’éloigne de leur véritable signification, cela risque, au lieu d’éclairer le phénomène, d’en d’augmenter l’opacité. Il est donc important d’ouvrir la « boîte noire » et de s’intéresser autant si ce n’est plus à la confection de ces indicateurs qu’à l’image qu’ils dessinent.
Enfin, même si la publication d’indicateurs contribue quelque peu à éclairer le versant « universel » de la corruption, il reste que bien des aspects du phénomène nécessitent, pour être saisis, de prendre en considération les spécificités historiques, institutionnelles, culturelles de chaque société.
6. Corruption et mondialisation : la question du calcul économique
Depuis les années 1990, la publication d’indicateurs internationaux calculés à l’aide de méthodes de plus en plus sophistiquées et englobant un nombre croissant de pays a changé la donne en matière de corruption. On assiste à une mondialisation de la perception de la corruption, qui s’accompagne d’une mondialisation de la lutte contre ce phénomène. A quoi correspond cette mondialisation ? Quelles en sont les implications au niveau local et national?
Cette mondialisation s’explique par l’entrée progressive des pays dans le marché mondial. L’image internationale de la qualité de leurs institutions et en particulier la perception de leur degré de corruption, ont acquis une importance nouvelle dans l’accès des nations à une forme de reconnaissance internationale, devenue indispensable au vue de l’interdépendance croissante des économies et du poids déterminant de la contrainte extérieure (qu’elle soit financière, politique, juridique, institutionnelle) sur les pays. Cette nouvelle donne induit des comportements nouveaux par rapport aux approches traditionnelles qui faisaient de la corruption un problème avant tout local ou national, mettant aux prises la responsabilité de l’Etat et de ses commis face aux citoyens ou administrés.
Au fur et à mesure que le marché moderne se déploie à l’échelle internationale, il réalise dans l’espace de l’économie mondiale ce qu’il avait instauré dans l’espace domestique des premières nations industrialisées, dès les 18e et 19e siècle : il soumet progressivement toute l’économie et son environnement aux normes du calcul économique, il met en place des dispositifs qui s’enfoncent dans le corps social pour en enregistrer, mesurer, évaluer, mettre en chiffres, en tableaux, en courbes, en indices les multiples facettes.
Ainsi, en entrant dans le marché mondialisé, l’Algérie comme de nombreux pays s’avance dans l’espace du calcul économique mondialisé. Ce processus, elle s’y trouve entraînée presque à son insu, à partir du moment où elle adhère à des organisations, ratifie des conventions, s’engage dans des relations économiques, financières, commerciales qui l’amènent à adopter un ensemble de normes et de règles, à s’ouvrir à des enquêtes, des évaluations, des audits.
Un autres aspect de la mondialisation est que la corruption elle-même prend une forme globalisée et qu’en empruntant des réseaux qui se déploient à l’échelle internationale, elle passe par-dessus les dispositifs locaux et nationaux de contrôle et de sanction.
Or ces processus se produisent à un moment de crise profonde des institutions du pays .
Dans toute société les institutions, si elles génèrent des situations de rente, recèlent aussi des mécanismes régulateurs. Au niveau local, les formes traditionnelles de contrôle de proximité sont surtout basées sur la réputation, la réprobation morale, la pression de l’opinion, la dénonciation publique . La tradition islamique, comme d’autres traditions, codifie ces normes de comportement. Or, avec l’édification de l’Etat-nation centralisé, le local a été dépossédé de ces mécanismes. Le développement de l’Etat, la puissance des moyens dont il dispose et l’extension de son pouvoir sur l’économie et la société, ont permis une mobilisation centralisée des richesses et alimenté une corruption qui échappe largement aux contrôles de proximité, ce qui se traduit par un sentiment d’impuissance et nourrit dans l’opinion une perception très négative. De son côté, l’Etat central, qui recèle ses propres mécanismes de contrôle, est en crise. La période actuelle, qui n’est ni une transition franche à l’économie de marché, ni celle d’un dirigisme économique assumé, est caractérisée par une valse hésitation faite d’avancées, de reculs, de volte-face, d’attentisme et de blocages. Cette situation a pour conséquence un vide grave en matière de prévention et de lutte contre la corruption, tant au niveau national que local. A ce stade, ce n’est pas seulement la corruption qui est en cause, et il faudrait revenir à des questions plus fondamentales dépassant le cadre de cette réflexion.
Dans un tel contexte de vacuité institutionnelle, l’intervention d’organisations internationales spécialisées dans la lutte contre la corruption rencontre un écho particulier : les indicateurs qu’elles publient apparaissent comme les uniques repères qui font sens et la pression qu’elles exercent sur les autorités semble être la seule à susciter une réaction.
Ainsi, des mesures de type technique pour juguler la corruption ont été annoncées. Mais la lutte contre ce fléau n’est pas qu’une affaire d’experts. Sans un signal fort à même de créer un climat propice au rétablissement de la confiance, ces actions risquent de n’avoir que peu d’effets sur la perception de la corruption.