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INTERVIEW William Lawrence, expert en géostratégie et directeur associé spécialiste de l’Afrique du Nord au sein du cabinet de conseil en risques politiques, opérationnels et sécuritaires, Control Risks, répond aux questions d’Algérie-Eco sur les risques auxquels la région Moyen-Orient-Afrique du Nord (MENA) et l’Algérie doivent faire face en pleine crise du pétrole et les solutions qui s’offrent aux différents acteurs.

AE : Pensez-vous que l’accord signé à Doha mi-février entre le Qatar, l’Arabie Saoudite, la Russie et le Venezuela portant sur le gel des productions pétrolières peut endiguer la chute du prix du baril qui a depuis l’été 2014 perdu 70% de sa valeur ?

WL : C’est une démarche mais ce n’est pas suffisant, parce que l’Iran et l’Irak surtout n’ont pas signé. Pour moi, il faut voir cet accord comme une première tentative. C’est une bonne tentative mais qui ne résout pas le problème. Il faudrait beaucoup plus de coordination entre les pays pour arrêter la chute des prix ou bien pour stabiliser les prix et les faire remonter peu à peu.

Cela dit, je trouve cela extraordinaire quand je vois que les Saoudiens et les Russes qui ne sont pas de très bon amis, travaillent de cette manière. C’est un changement géopolitique. Et il y a des changements extraordinaires en ce moment concernant le Moyen-Orient et je crois que ces changements ne sont pas encore terminés. On va encore trouver de nouvelles alliances entre les pays.

L’Iran devrait, incessamment sous peu après trois ans d’embargo, se remettre à exporter. En matière d’hydrocarbures, il y a des rumeurs selon lesquelles la compagnie Total serait d’ailleurs déjà sur le coup. Est-ce que vous pensez que ce retour peut annihiler les tentatives pour revenir à un prix du baril élevé ?

On ne sait pas encore. Une chose est claire : c’est avec le temps que ce problème va se régler. Le prix du pétrole est très difficile à prédire. Il y a des risques dont nous connaissons la nature mais il y a aussi des risques de choc c’est à dire des risques que personne n’a prévu (climatiques, environnementaux, …). Il y a une chose qui est sûre, quand le prix baisse, normalement il se réduit de beaucoup plus que ce que les gens pensaient. Et quand le prix augmente, il a tendance à augmenter beaucoup plus que ce à quoi les gens s’attendaient.

Donc, il est très difficile de dire à quel point le prix va baisser. Il y a quelques années le prix du pétrole a atteint les 8 dollars le baril. Ca peut baisser encore.

Je ne suis pas sûr que l’on ait vu le plus bas prix. Les prix peuvent encore descendre. La plupart des experts disent que fin 2016 début 2017, on va avoir un prix qui va ré-augmenter. Ils pensent que le prix va atteindre les 60 dollars le baril, vers 2018. Mais en vrai on en sait rien, on ne peut pas prédire.

Pour votre cabinet de conseil, vous avez établit qu’un des quatre grands risques pour la région MENA pour l’année 2016 est la chute des prix du pétrole. Dans quelle mesure, en Algérie et pour l’ensemble de la région, cela devrait inciter les gouvernements, les administrations, les entités économiques à des changements à cause de la limitation de leurs budgets ?

Cela devrait les inciter à des changements ou bien à la considération de ces changements. Cela ne veut pas dire qu’ils vont agir, mais qu’ils doivent se poser la question « est-ce que c’est le bon moment ? est-ce que l’on doit faire certains changements ? ».

On ne peut pas savoir à l’avance ce que des gouvernements vont faire ou ce que la société va demander et tolérer en tant que changements.

Mais les pressions sur les gouvernements sont claires et les pays producteurs de pétrole et de gaz ont beaucoup de pressions. Mais le degré de pression dépend des pays. En Irak, on a neuf mois de réserves de devises. En Lybie, c’est entre 17 et 19 mois. En Arabie Saoudite c’est trois ou quatre ans. Pour l’Algérie, je sais pas, je dirais de trois à cinq ans mais je ne sais pas exactement. Même si les réserves sont pleines, il peut y avoir des problèmes de liquidités.

Et ces problèmes de liquidités peuvent entraîner des augmentations d’impôts, des taxes, …

Et des emprunts. Des emprunts qui ne sont pas mauvais mais qu’il faut bien investir. Si c’est pour consommer ou pour les investir ce n’est pas la même chose.

Il y a beaucoup de pression pour les pays producteurs, est-ce qu’ils vont faire ces changements ? On n’est pas sûrs. La chute des prix du pétrole est une occasion à saisir pour lancer de nouvelles réformes dans les pays producteurs de pétrole. Mais y a des problèmes administratifs dans les gouvernements producteurs de pétrole. Il y a des manques administratifs et des manques de capacité d’application. Par exemple, on peut décider d’appliquer une taxe et même passer une loi, mais il y a des problèmes de d’application et de surveillance de cette application.

Le grand enjeu, la grande question est de savoir : est-ce que les gouvernements des pays producteurs de pétrole vont saisir l’occasion de la chute des prix pour réformer ou non ? Et là, c’est pas clair si ça va se faire, dans l’ensemble des pays ou pas et à quelle vitesse. Aussi, si le prix du pétrole remonte rapidement, ça retirerai la pression pour les réformes. Si les prix restent en bas il y a plus de pression qui se prolongera pour faire les réformes nécessaires.

Dans l’idéal, pour profiter de la situation, quelles seraient les pratiques, les politiques qu’il faudrait mettre en place pour faire face à cette chute des prix, pour diversifier l’économie, pour se réorienter et s’ouvrir ?

Une bonne réponse prendrait trop longtemps parce qu’il s’agit de tout un programme économique pour un gouvernement. Dans la plupart des pays, il faudrait s’ouvrir à de nouveaux secteurs. Il y a des reflexes de protectionnisme dans les lois mais aussi dans les pays. Il y a des reflexes de souveraineté étatique. Ce sera difficile à faire. Il faut des changements de mentalité. Dans la plupart des pays arabes, les jeunes comprennent ça mais il faudra que les nouvelles élites et les jeunes technocrates montent dans les positions de pouvoir, dans les hiérarchies pour pouvoir appliquer ce genre de vision.

Est-ce que cette économie de l’ouverture est réellement un idéal qu’il faut atteindre ? Est-ce si néfaste de rester dans une économie à forte ingérence gouvernementale, nationalisée ou basée sur les richesses naturelles (que sont les hydrocarbures en l’Algérie) ?

Ca dépend ce que l’on fait. Si l’on compare les Emirats Arabes Unis et Oman. Le premier pays a fait les bons choix pour investir, pour que la population et que le pays profite de la richesse.

Le second a beaucoup de potentiel mais ils ne l’ont pas développé. Il faut dire aussi que les choix politiques ne sont pas automatiques et les leaders font face à certaines problématiques, certaines dynamiques qui sont plus ou moins identiques dans tous les pays. Est- ce qu’ils veulent faire des choix de court terme, pour leur succès politique de court terme ou est-ce qu’ils sont prêts à risquer tout, parfois même leur carrière politique pour engager des réformes structurelles et viser des objectifs à moyen ou long terme ?

C’est difficile pour les pays, notamment les pays producteurs de pétrole de privilégier le long ou moyen terme au court terme. Pour cela, il faut des leaders qui puissent porter cette idée et que la population voit les choses à long terme et pas à l’instant T.

Propos recueillis par Sarah Mechkour

1 mars 2016 17:25 in http:/algerie-eco.com/


afrique fuite des cerveaux ok_1_0

L’Organisation internationale du travail (OIT) et le Centre algérien de recherche en économie appliquée pour le développement viennent de publier le premier rapport qui s’intéresse à la fuite des cerveaux dans les pays du Maghreb. Intitulé «Fuite des cerveaux ou mobilité des compétences ? Une vision du Maghreb», ce rapport, que RFI a pu consulter, montre que de la Mauritanie à la Libye, le départ des élites diplômées est supérieur à la moyenne mondiale.

La fuite des cerveaux est un des problèmes cruciaux de ces trois dernières décennies au Maghreb. Leur principale destination ? L’Europe. Et surtout, la France. En 2012, plus de 850 000 Maghrébins diplômés de l’université vivaient dans les pays de l’OCDE. A cela, il faut ajouter 100 000 étudiants du Maghreb venus obtenir un diplôme étranger. 9 sur 10 sont Algériens ou Marocains.

D’abord, ce sont des médecins, des ingénieurs et des titulaires d’un master qui quittent ces pays. En Algérie par exemple, 1 partant sur 4 est diplômé de médecine. Autre point commun, les motifs de départ. Dans toute la région, le chômage des universitaires est aussi très élevé. Plus de 30% en Tunisie au moment de l’étude. Ces pays tentent-ils d’atténuer l’effet de la fuite des cerveaux ?

De son côté, après avoir tenté de bloquer les départs, le Maroc a choisi de donner plus de possibilités aux ressortissants installés à l’étranger pour collaborer à l’économie depuis l’Europe et de faciliter leur retour au pays.

Pour ce qui est de la Mauritanie, le rapport pointe le manque de prise en compte des diplômés par les stratégies économiques et les politiques publiques développées depuis des années, mais aussi les salaires des fonctionnaires qui sont parmi les moins élevés de la sous-région.

En Mauritanie, le corps médical particulièrement touché

« Je suis dans une équipe médicale où j’ai un rôle mais je pense que je serai facilement remplaçable et que je serai beaucoup plus utile en Mauritanie. » Boubou Camara est aujourd’hui pneumologue à Grenoble en France. Originaire du sud de la Mauritanie, il a étudié au Maroc et a ensuite tenté de rentrer dans son pays.

Pendant deux ans, aucun recrutement de médecin n’a eu lieu dans le service public. Il décide donc d’aller se spécialiser en France. Ce choix a déterminé la suite de sa carrière mais c’est un choix par défaut, explique-t-il. « Moi, j’aurais souhaité mettre toutes ces compétences au service de ma nation, le problème c’est que rien n’est organisé pour ça. C’est vraiment, je pense, un problème d’organisation et de volonté politique. »

Pour Boubou Camara, ce n’est pas le salaire qui freine les expatriés à rentrer mais le manque d’intérêt manifesté par les autorités qui ne valorisent pas assez les compétences.

« Parcours du combattant »

Outouma Soumaré, premier neurochirurgien de Mauritanie, confirme qu’il faut avoir de l’énergie et un vrai projet, quand on a étudié en France et qu’on veut rentrer dans son pays. C’est le choix qu’il a fait, depuis 15 ans. Même si l’organisation du système de santé a parfois raison de son énergie.

« Je consulte dans un hôpital, je prescris des examens, notamment l’IRM, qui ne sont pas pratiqués dans l’hôpital où j’exerce et ensuite j’opère dans un troisième hôpital. C’est un parcours du combattant pour le patient mais aussi pour le praticien que je suis », confie-t-il.

Outouma Soumaré a dû multiplier les heures dans le privé pour compléter son salaire de 500 euros à l’hôpital public. Il ne cache pas qu’il a parfois des doutes sur son travail. Mais quand il craque dans sa tête explique-t-il, il lui suffit de penser aux progrès réalisés dans la prise en charge des malades ces 15 dernières années dans son pays.

Par RFI Publié le 09-11-2015 Modifié le 09-11-2015 à 05:00


Le Temps d’Algérie : Est-il envisageable que la Russie intervienne militairement en Libye après son intervention en Syrie ?

Mouloud Idir : Une chose est sûre, le chaos libyen actuel découle en large partie de l’expédition punitive de l’OTAN de 2011. Une expédition justifiée au nom d’un principe qui est celui de la responsabilité de protéger qui a été largement décrédibilisé depuis et qui s’est avéré, si la preuve était à faire, être un énième subterfuge de l’axe de l’OTAN. Même la juriste canadienne Louise Arbour a été récemment jusqu’à dire que ce principe moral et humanitaire qui préside au droit d’ingérence a été un échec. C’est donc dire à quel point le sens commun a compris et a pris acte des véritables motivations derrière cette intervention qui a envoyé ce pays dans le chaos. Cela est criminel. Ce pays est désormais dans une sorte de partition de fait. Le problème actuellement est que tout bombardement n’arrangera rien. De plus, il n’y a pas de gouvernement avec une légitimité forte en Libye. Le récent marchandage en vue d’aboutir à un gouvernement d’union nationale peut être l’objet d’une longue analyse critique. On est aux prises avec une logique de privatisation de la guerre et la prolifération de milices et de compagnies de sécurité privée. Nous sommes dans le capitalisme du désastre si bien analysé par Naomi Klein. Cette logique d’État failli (Failed state en anglais) est à inscrire au compte de la sociologie des conflits dans la phase néolibérale actuelle.
Pour aller vite et pour revenir à votre question, il faut dire que ladite «communauté internationale», euphémisme pour ne pas parler des pays dominants de l’OTAN, a enfin réussi à se positionner de fait dans une posture de patronage politique d’une autorité «légale» qui la sollicitera pour «intervenir» contre l’État islamique. Par ailleurs, le récent bombardement US de la ville de Sabrata est pour moi une violation de la souveraineté libyenne. Même le gouvernement libyen «reconnu» par l’Occident a condamné ce raid.
Quoi qu’il en soit, les bombardements et opérations auxquels se livrent les Occidentaux ont une légitimité assez faible sur le plan du droit international.
Il y a certes une sorte de consentement (arraché) de certaines franges du gouvernement en place, mais la logique de tutelle et de dépendance est éludée par cette lecture assez peu critique des rapports de pouvoir qui président à l’établissement du droit international.
Les assassinats ciblés, comme les interventions virtuellement téléguidées, cherchent à créer un état de fait et à faire accepter le consensus politique mondial qui existerait, soi-disant, en faveur de la guerre au terrorisme.
L’ordre humanitaire international qui en est tributaire place ainsi de nombreux pays, et les citoyens de ceux-ci, dans des logiques de tutelle, voire de protectorat.
Cela s’inscrit dans le registre de la survie. Cette logique désigne ses sujets non pas comme des porteurs de droits fondamentaux ou comme des agents actifs de leur émancipation, mais comme des bénéficiaires qu’il faudrait protéger. Plutôt qu’à des citoyens dotés de droits, les bénéficiaires de l’ordre humanitaire s’apparentent ainsi trop souvent à des victimes recevant des actes de charité.
Le thuriféraire du Pentagone Peter Cook disait que les récents bombardements en Libye respectent le droit international et ce que les USA appellent l’Autorisation du recours à la force militaire (AUMF) ratifiée par le Congrès peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001. Justification douteuse et boiteuse qui a donné une sorte de chèque en blanc à l’administration Bush et qu’Obama nous réchauffe actuellement. C’est donc la Russie qui est du côté de la légalité internationale sur ces questions, même si je ne perds pas de vue que cela est accessoire pour elle. Wikileaks a d’ailleurs révélé dans un câble datant de fin janvier des plans militaires européens en Libye au prétexte de contenir ce qu’ils appellent le contrôle de la vague migratoire. Je rappelle que la Libye dispose de riches réserves gazières et pétrolières.

Comment va agir la Russie dans la conjoncture actuelle ?
La Russie, pour sa part, ne dispose pas d’un interlocuteur crédible depuis la chute de la Jamahiriya et de Kadhafi. La Russie ne laissera pas le capital symbolique et le prétexte de la «lutte au terrorisme et à Daesh» en Libye au seul crédit d’une coalition occidentale.
La Russie et la Chine qui n’ont pas exercé leur veto au Conseil de sécurité en 2011 pour barrer la route au triumvirat Sarkozy, Cameron et Obama ne comptent pas regarder le train passer. Ces pays savent que l’Occident a beaucoup perdu de son autorité morale quant à l’établissement de la paix. La destruction de l’Irak en 2003 marque l’apogée de cet impérialisme de l’OTAN. Celle de la Libye en 2011, et de la Syrie et du Yémen en cours, en sont des sursauts désespérés.
Pour ma part, je crois qu’il est urgent de demander un cessez-le-feu, le retrait de l’OTAN et autres mercenaires de la Libye. Il importe d’exiger la transparence et le respect de la souveraineté nationale dans la gestion et l’exploitation des ressources pétrolières du pays. Le peuple libyen gagnerait à exiger qu’aucune base militaire étrangère ne s’installe dans ce pays. La rapacité de l’ordre dominant s’échine aussi à faire main basse sur le pétrole libyen, mais aussi à séquestrer des dizaines de milliards de dollars de fonds souverains libyens. Il faut faire la lumière sur cela aussi. En somme, un traquenard dans lequel l’Algérie doit refuser de se laisser entraîner. Car un marécage la guette.

Est-il encore possible de trouver des solutions politiques à la crise libyenne alors que Daech semble y avoir trouvé un terrain fertile ?
C’est une question sérieuse et profonde. La solution politique existe et existera toujours. elle doit toutefois découler d’un processus qui donne la parole à des acteurs qui soient en phase avec la société libyenne dans sa pluralité. Ce qui compte est d’éviter la polarisation entre islamistes et libéraux. L’accord entre les parties libyennes survenu à Tunis en décembre dernier est à suivre. C’est les bases d’une démocratie pluraliste et sans exclusive qu’il faut encourager. Il faut ouvrir des canaux d’expression aux composantes essentielles de la société libyenne. Les acteurs et forces politiques à soutenir ne doivent toutefois pas se limiter à des féodalités claniques régionalistes ou à des chefs de milices inféodés au Qatar, au régime d’Al Sissi ou à des acteurs issus des think tanks de Londres et de Washington.
Aussi, on ne dira jamais assez la perversité des décennies de règne autocratique de Kadhafi qui a réduit à néant l’exercice du pluralisme politique ou de tout antagonisme. Les emprisonnements et les assassinats ne sont pas à oublier. On paie aujourd’hui au prix fort les avatars de 42 ans d’un autoritarisme féroce et d’un étatisme apolitique et antidémocratique. Car sous prétexte d’incarner la souveraineté populaire dans son entièreté, le régime de la Jamahiriya s’opposait à toute forme d’expression politique et a interdit tout parti d’opposition ou toute association de la société civile le remettant en cause. L’absence de solution politique réside en partie dans ces considérations internes. Toutefois, des considérations externes pèsent lourdement. Pour ce qui est de la solution politique dont on parle actuellement, je me permets un petit pas en arrière. Je rappelle que dès 2011, des médiations politiques ont été rejetées par l’OTAN en vue d’essayer de trouver une solution sans recourir aux bombardements et pour épargner la voie armée. La première proposition de sortie de crise a été celle de février 2011 initiée par des pays d’Amérique du Sud : l’Alliance bolivarienne (AB) a offert une médiation pour une résolution pacifique en vue d’empêcher l’attaque des grandes puissances occidentales. Ils ont même suggéré d’envoyer une délégation internationale qui puisse être conduite par l’ex-président étasunien Jimmy Carter pour commencer un processus de négociation entre le gouvernement et les groupes armés coalisés derrière le Conseil national de transition (CNT). L’Espagne s’est dite intéressée par cette idée qui a été rejetée par Nicolas Sarkozy et David Cameron. Pour sa part, le ministre allemand des Affaires étrangères de l’époque, Guido Westerwelle, a notamment exhorté la France à ne pas rejeter cette offre sans l’examiner. Sans succès.
Second exemple : en mai 2011, Jacob Zuma, le président sud-africain, a été chargé par l’Union africaine (UA) de négocier un accord de paix et ce, pour la deuxième fois, la précédente tentative d’avril 2011 n’ayant pas abouti. Jacob Zuma a réitéré son appel au cessez-le-feu, déplorant que les raids aériens de l’OTAN sapaient les efforts de l’UA. Le cessez-le-feu était le premier point d’une feuille de route qui prévoyait notamment une période de transition, suivie d’élections démocratiques. L’initiative a été acceptée par le régime de Kadhafi mais rejetée par le CNT, l’organe de direction desdits rebelles, et les pays dominants de l’OTAN. Voilà pour le rappel.

Quel est, selon vous, le défi de la Libye à la lumière de tout cela ?
Quoi qu’il en soit, le défi majeur actuellement en Libye tient en l’absence d’une structure nationale libyenne en mesure d’établir un minimum de contrôle sur l’immense territoire. L’absence d’une armée libyenne structurée inquiète aussi légitimement et à juste titre les États riverains comme la Tunisie et l’Algérie. Je vous rappelle que la plupart des armées des États africains ont été cooptées par les forces des États impérialistes et leurs milices privées et autres compagnies de sécurité. Ces forces, de surcroît, alimentent, directement ou indirectement, le péril terroriste qui prospère sur le terreau des effets destructeurs du néolibéralisme. Sinon, elles s’ingénient à freiner les avancées démocratiques comme en Afrique du Nord en fragilisant certains pays ou en soutenant par des pays alliés du Moyen-Orient des régimes rétrogrades. La mise sous tutelle de nos pays est très avancée, en raison de leur déstructuration par trois décennies d’ajustements structurels, de désengagement de l’État, de gouvernance managériale, de diversion démocratique et de dépolitisation.
Vigilance, vigilance et vigilance sont donc mes mots d’ordre. Ce qui arrive en Libye est à inscrire dans ce topo général, ce que les anglo-saxons appellent le bigpicture.

K. A. Les 29 et 30 FÉVRIER 2016

IN http://www.letempsdz.com/


               La mort d’Aït Ahmed, le vendredi 23 décembre 2015, est un moment pas comme les autres. 

“Nul ne peut empêcher les idées d’atteindre les âmes” (Gibran Khalil Gibran).
Il ne s’agit pas, dans cette réflexion, de retracer le double parcours du militant pendant l’époque coloniale et postcoloniale mais de tirer des enseignements à la fois pédagogiques et éthiques qui ont alimenté l’engagement politique de Hocine Aït Ahmed (1926-2015) en tant que personnalité politique incarnant une génération née dans la douleur et la conviction.

Deux modes d’identification politique qui ont structuré l’identité politique réflexive de toute une génération où les parcours et les trajectoires de chacun sont rattrapés plus tard par l’histoire réelle d’une société assoiffée de repères et d’idéaux après avoir vécu dans un double processus de dénigrement de soi pendant l’époque coloniale et postcoloniale.
La mort d’Aït Ahmed, le vendredi 23 décembre 2015, à l’âge de 89 ans, est un moment pas comme les autres ; il a pu réconcilier l’Algérie avec elle-même, avec son identité réelle et ses aspirations légitimes, loin de toutes formes de mise en scène et du faire-semblant. Toute personne est rattrapée par son histoire et l’Histoire de toute la société. Le politique est avant tout un acte de conviction incarnant la société réelle. Aït Ahmed (et tant d’autres restés dans l’anonymat) a marqué son parcours par la cohérence, la fidélité et l’engagement sincères que l’histoire, l’histoire réelle (la société) a bien assimilé et adopté comme un personnage hors du commun. L’ancrage socio-anthropologique de Hocine Aït Ahmed, appelé affectueusement et respectueusement par ses admirateurs, militants et même ses adversaires, Da l’Hocine, dans l’imaginaire social et politique de la société algérienne, réside dans sa fidélité culturelle et cultuelle à la lignée symbolique de son origine familiale (cheikh Mohand ou l’Hocine – 1838-1901, chef spirituel), ses engagements précoces pour l’indépendance de l’Algérie (jeune adolescent de 16 ans), ses convictions idéologiques profondes, son éthique politique, et ses capacités de transformer le sens commun avec tout ce qu’il véhicule comme sens et connaissances en un projet de société incarnant l’algérianité, revendiquée depuis la crise dite “berbériste” en 1949. L’histoire et la mémoire sont là, sous forme de refoulés collectifs transformés en imaginaire social, faisant face à une confiscation violente de l’intime identité lointaine et plurielle depuis l’indépendance. C’est cet idéal politique trahi qui a mis Hocine Aït Ahmed, l’un des pionniers de la résistance et de l’indépendance, dans une posture politique délicate juste après la crise sanglante de l’indépendance où des querelles sous-jacentes entre les leaders du mouvement national ont surgi violemment pour des raisons de pouvoir. Il s’agit d’un moment fort dans l’histoire politique de l’Algérie contemporaine. Depuis cette crise politique d’été 1962 où la médiation pacifique a été impossible, le champ politique algérien, produit du mouvement national, sera scindé en deux grandes catégories d’élite politique, en l’occurrence l’élite fonctionnaire soumise et l’élite politique autonome incarnant l’idéal type de l’Algérie réelle. Depuis, le mensonge et la vérité n’ont pas connu de répit. Aït Ahmed a incarné la deuxième voie, le chemin de la vérité, de l’épanouissement, de l’égalité et de la démocratie pour le peuple. C’était un vrai exercice historique qui ne peut que refléter l’altruisme, l’intelligence politique, la culture d’État et le sens de l’Histoire qu’incarne toujours le regretté Hocine Aït Ahmed. Les positions et les engagements à contre-sens des événements, imposés juste après l’indépendance de l’Algérie, seront incarnés dans son parti, le Front des Forces Socialistes (FFS), créé le 29 septembre 1963. Un parti qui devient par la suite une école de socialisation politique et civique nationale pour ses militants et ses sympathisants. Une école politique moderne qui a pu résister au temps par son encrage anthropologique, son innovation du militantisme et sa modernité politique réflexive incarnant les enjeux de chaque génération et les aspirations de la société algérienne. Une école qui a pris corps pour donner naissance à l’espoir aux différentes générations post-indépendance, face à une hégémonie idéologique empêchant toute forme d’épanouissement individuel et collectif et qui a coûté cher à l’Algérie. Il s’agit en premier lieu des mouvements sociopolitiques depuis les années 1980, en commençant par le mouvement dit “Printemps Berbère” qui a été en réalité, dans son essence, un mouvement sociopolitique de contre-hégémonie, dont les idées, les idéaux et les engagements politiques de Hocine Aït-Ahmed ont alimenté la culture politique de cette jeunesse militante et intelligentsia politique ayant déclenché, participé et encadré ce mouvement à Tizi Ouzou et à Alger. Depuis cette date hautement symbolique dans l’histoire des luttes politiques, l’Algérie postcoloniale n’a cessé de connaître des mouvements sociaux de grande envergure, qui ont risqué de mettre en péril sa cohésion nationale, notamment pendant les années 1990, années de toutes les ruptures et des mises en surfaces de ces refoulés collectifs transgénérationnels. Vu le caractère holiste et d’entêtement des pouvoirs publics qui se sont succédé depuis l’indépendance, empêchant toute forme de médiation politique pacifique, la violence avec toutes ses formes prend place. Tellement la nature a horreur du vide, la médiocrité, l’incompétence, l’intolérance, l’inculture, l’inculte et la ruse, deviennent des pratiques langagières et une nouvelle culture dominante. Le danger est là, la société devient captive de ces pratiques politiques anomiques pour que tout se transforme au “normal” ; c’est-à-dire à une perte et à un bouleversement de l’échelle de valeurs sociales censées socialiser des générations sur un “smig” de repères d’intégration et de bien-vivre en commun.  Depuis l’indépendance, le processus d’exclusion et d’exil, avec toutes ses formes (exil extérieur/intérieur), des intelligentsias politiques algériennes dont le cas, entre autres, d’Aït-Ahmed, a donné naissance à une panne aiguë dans la dynamique des idées politiques, empêchant l’innovation et les alternatives dans la gouvernance de l’État. Le peu de personnalités, de militants sincères et d’anonymes qui résistent avec honneur et respect des règles fondamentales de l’équation politique démocratique se trouvent depuis cinq décennies dans une ambiance d’inculture politique bien entretenue, juxtaposée à une ignorance institutionnalisée, au sens Arkounien (Mohammed Arkoun) du terme, où le système éducatif incarne le dénigrement de soi et l’oubli, bien entretenus contre ces personnages qui ont créé l’Histoire plurielle de l’Algérie. La vraie crise de l’Algérie est la crise du sens, du bon sens qu’elle a perdu et que Hocine Aït-Ahmed a tenté courageusement de récupérer : il s’agit de la dignité humaine de l’Algérien, par la réconciliation avec lui-même et le respect par autrui, par les autres cultures et civilisations. Cette construction sociale d’un tel projet de société inachevé reste à construire en réappropriant, entre autres, les idées politiques et le parcours exceptionnel de Hocine Aït-Ahmed, non pas en le sacralisant, mais en l’adoptant et en l’adaptant comme des outils de pédagogie et d’éthique politiques pour l’Algérie qui reste toujours piégée par des visions rétrogrades, anachroniques et figées, imposées depuis plus de cinq décennies. L’Algérie mérite mieux et son fleuve détourné, pour reprendre le titre du fameux roman du regretté Rachid Mimouni, mérite d’être récupéré.

Par : Dr Karim KHALED
Sociologue


Les événements ayant incendié Ghardaïa en Algérie le 8 juillet 2015 risquent par leur ampleur et leur gravité sans précédent de marquer un tournant quant à l’avenir du plus grand pays d’Afrique. Ils ne peuvent être compris qu’à travers une analyse rigoureuse de la restructuration en cours du théâtre maghrébin et de la géopolitique et de la sociologie politique de l’Algérie dont la stabilité conditionne la durabilité du processus démocratique tunisien.
«Jazirat el-Maghreb», la presqu’île du couchant des géographes arabes, présente une personnalité stratégique singulière.

L’identité maghrébine a été façonnée par une histoire aux apports multiples et divers. Le Maghreb «strictu sensu» est l’ensemble des hautes terres qui frangent au nord le continent africain face à l’Europe: le théâtre maghrébin est ainsi «tiraillé entre trois zones d’influence africaine, européenne et moyen-orientale».

La reconfiguraion du Maghreb

Le voisinage maghrébo-sahélien, durablement déstabilisé, projette un large spectre de menaces susceptibles d’amplifier les risques menaçant le processus démocratique tunisien: fragmentation du Maghreb, percée de l’islamisme radical et du jihadisme, éclatement d’un foyer d’instabilité durable au Sahel menaçant la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme, profonde déstabilisation de la Libye déstructurant l’Etat et érigeant le pays en épicentre de la menace terroriste et criminelle, dissémination et prolifération des armes légères et lourdes aux frontières, poussée de fièvre en Algérie marquée par de profondes tensions sociales sur fond de luttes intestines quant à la succession du président Bouteflika, course à l’armement initiée par l’Algérie depuis 2006, enracinement du crime organisé transnational et généralisation de l’économie informelle, gel du Grand Maghreb aggravant sa dépendance économique et stratégique, fragilités économiques et probable reconfiguration géopolitique de l’Europe et balkanisation en cours de la scène moyen-orientale, constituent autant de défis cruciaux pour la Tunisie aspirant à consolider son ancrage démocratique;
L’enlisement du projet de Grand Maghreb, paralysé par des ambitions géopolitiques inconciliables et des conflits non surmontés, ouvre la voie à d’autres acteurs décidés à peser sur les équilibres stratégiques du théâtre maghrébin : forte présence des Etats-Unis avec des projets empiétant sur le champ d’influence traditionnel des pays européens de l’arc latin et aspiration à évincer les puissances rivales ; percée géopolitique de la Chine avec pour objectif de se positionner en acteur significatif en Méditerranée ; et retour de la Russie. A terme, une redéfinition de la carte des influences et des ambitions au Maghreb est à prévoir.
Le Maghreb se posant en non acteur dans sa propre région laisse flotter la conviction que les pays concernés se perçoivent comme la périphérie d’un centre qui se situe hors d’eux-mêmes et dont ils attendent la stratégie organisatrice, qu’il s’agisse de l’Europe, des Etats-Unis, de l’Afrique, du monde arabe ou de toute autre entité.

La menace, dans ce contexte, est la dilapidation du Maghreb dans son essence géopolitique, c’est-à-dire la régression de l’entité politique et historique en simple contiguïté géographique dont la régulation géopolitique est subordonnée à l’initiative des puissances extérieures. La centralité maghrébine est aujourd’hui menacée.

Le trait dominant du Maghreb est que, sans être en guerre, il n’est pas en paix. Sur un fond de rivalité stratégique entre l’Algérie et le Maroc, des conflits interétatiques et intra étatiques ainsi que l’impact de l’extrémisme islamique entraînent une militarisation persistante  et un état d’alerte antiterroriste permanent.

 

La persistance du conflit saharien, les séquelles de la guerre civile algérienne, les disparités relativement au processus de transition démocratique et les revendications ethniques, créent un climat d’instabilité, sans déterminer à ce jour ni un règlement négocié entre les parties ni un compromis ménagé dans un cadre maghrébin ou arabe. Travaillé par ces forces centrifuges, cet espace ne parvient pas à trouver son point d’équilibre.
La Tunisie est ainsi confronté à court terme à un ordre régional déphasé, fragmenté, marqué par des inégalités relativement aux étapes du processus démocratique et susceptible, selon l’évolution de la situation, d’aboutir à une reconfiguration de la carte régionale. Cette nouvelle architecture régionale aux équilibres précaires est susceptible de contrarier ou de retarder le processus de transition démocratique en Tunisie.

L’Algérie, le colosse aux pieds d’argile

Sur un plan géopolitique, l’Algérie, accrochée au littoral méditerranéen et s’enfonçant vers le sud par un large appendice saharien qui l’écrase, est littéralement coincée en Méditerranée alors que le Maroc, Etat bi-océanique, est tourné vers le grand large et les Amériques à travers sa façade atlantique. L’accès à l’élément liquide est la source de toutes les richesses et un facteur de puissance déterminant: en récupérant le Sahara Occidental, Rabat renforce son statut de puissance continentale et de puissance maritime. Ainsi, Alger, en dépit de ses richesses énergétiques, est entravée par cette géopolitique de l’enfermement et apporte son soutien à la RASD2 afin d’accéder à la façade atlantique. Par ailleurs, il s’agit pour l’Algérie, visant le leadership régional, de nourrir un abcès de fixation handicapant le Maroc contraint à des dépenses militaires et économiques considérables.
Confrontée aux évolutions restructurant la scène maghrébine, l’Algérie préserve apparemment le statu quo prétendu démocratique. Tout en introduisant tardivement des réformes politiques et sociales, le régime s’est empressé d’élever son niveau de défense intérieur afin de se prémunir contre un effet de contagion pouvant déstabiliser le système. Le glacis algérien intrigue et pèse sur la dynamique d’intégration régionale.

Les rivalités de palais sont aiguisées par les incertitudes inhérentes à la succession du président Bouteflika et risquent de provoquer des développements inattendus soutenus par des acteurs extérieurs.

 

A ce stade, dominent des stratégies visant à sauvegarder l’ordre établi. Ainsi, la politique réfractaire du régime algérien qui croit pouvoir se renouveler indéfiniment dans sa nature «boumediéniste» à peine ajustée n’est que le reflet d’un déphasage teinté de conservatisme.

L’inconnue algérienne doit interpeller les autorités tunisiennes. Alger aspire à une évolution à la chinoise matérialisée par une ouverture maîtrisée et graduelle sauvegardant un pouvoir central fort en mesure d’écraser militairement toute contestation intérieure et de s’opposer à toute convoitise extérieure sur les ressources nationales.

L’opacité du «système algérien».

Par ailleurs, la complexité, l’opacité et les rivalités de pouvoir au sein de la scène politique algérienne sont au cœur de la problématique terroriste et régionale. À l’intérieur de l’État algérien existent des centres de décision aux stratégies divergentes qui mènent une lutte interne pour le pouvoir, le contrôle des richesses nationales et des trafics illégaux. A la mort du président Boumediene en décembre 1978, un groupe d’officiers attachés à fixer le centre réel du pouvoir algérien en retrait du gouvernement officiel, s’est attelé à mettre en place une hiérarchie parallèle, donnant naissance à un junte dont les excès ont engendré pour un temps une faillite économique, sociale et politique du pays.

«Le champ des manœuvres est d’autant plus ouvert et complexe que, contrairement à une idée répandue, le Haut Commandement de l’armée algérienne n’est pas monolithique. Il existe une multitude de clans rivaux en fonction de l’origine régionale, des écoles de formation, de leurs connivences extérieures et des secteurs de l’économie qu’ils contrôlent. Et tout cela constitue une espèce de société féodale où le pouvoir de chacun est évalué à l’aune de sa capacité à protéger et enrichir les siens ainsi qu’à diminuer le pouvoir et la richesse des autres. Il est évident que, pour certains, tous les coups sont permis»3.

Comme le souligne Alain Chouet : «La violence dite islamiste algérienne ne se confond pas avec le jihadisme internationaliste du type Al-Qaida(…)Cette violence paraît toujours fortement corrélée aux aléas et aux vicissitudes de la vie politique algérienne»4;
A l’image du double jeu pratiqué par les services secrets pakistanais ISI5 en Afghanistan, dans le cadre d’une sous-traitance, AQMI5 serait-elle en partie un instrument d’influence entre les mains de clans algériens générant une rente stratégique ou sécuritaire monnayable auprès des Occidentaux, tout en justifiant les ambitions hégémoniques algériennes à l’égard de l’espace sahélien6.

Il s’agissait pour certains d’être en mesure de doser et de mesurer l’action «terroriste» afin de valoriser les positions algériennes à l’égard de leur flanc sud sans en arriver au seuil de déclenchement des interventions occidentales préjudiciables aux intérêts stratégiques algériens. Comme le souligne Aymeric Chauprade, «le GSPC est né du magnifique esprit d’initiative algérien lequel a su offrir aux Américains l’ennemi qu’ils attendaient afin de justifier leur implantation dans le Sahara».7
Les révolutions arabes ont marqué une rupture et alimenté la crainte de clans algériens, les amenant à développer des stratégies dilatoires destinées à assurer leur survie. «Grâce au GSPC et AQMI, l’Etat algérien a pu apparaître depuis 2001, aux yeux des Etats-Unis et de la France comme un rempart contre l’islamisme radical dans la région. Et la stratégie a fonctionné jusqu’aux révolutions arabes qui ont emporté les uns après les autres tous les régimes autoritaires de la région»8.
Suivant les écrits d’Alain Chouet, «une sorte de «deal» tacite s’était établi entre les éléments se réclamant d’AQMI et le pouvoir algérien. L’émir Droukdel restait confiné en Kabylie sans réels moyens opérationnels avec une relative liberté de vitupérer ce qu’il voulait, constituant ainsi une bonne soupape sans danger aux pulsions islamistes de certaines franges de la population et à l’irrédentisme kabyle.

 

Les bandes armées quant à elles avaient licence de mener leurs petits trafics et actions de piraterie contrebandes dont profitent sans doute quelques membres de la nomenklatura algérienne sur les frontières Sud à condition d’y rester et de ne pas remonter vers le nord et de ne pas toucher aux «gazoduc». Les rivalités entre chefs de bandes et la conjonction momentanée de leurs intérêts avec ceux des Touaregs et des rescapés de la «Légion verte» de Kadhafi qui recherchaient tous un sanctuaire territorial dans le ventre mou qu’est le Mali, puis l’intervention française, ont, au moins provisoirement, déstabilisé le pacte et jeté la zizanie entre filous»9.
Dans ce contexte, le pouvoir de l’ombre algérien (Etat profond), certes puissant, ne peut ignorer que le statut de sous-traitant n’est assorti d’aucune garantie durable et que les retournements d’alliance sont fréquents. L’Algérie se sait visée10, à moins d’écarter l’Occident du sillage des islamistes politiques et de le recentrer sur la guerre contre le terrorisme international. C’est chose faite. A travers son implication croissante dans les négociations régionales, notamment les crises maliennes et libyennes et sa volonté de sécuriser ses frontières, notamment avec la Libye et la Tunisie, l’Algérie se positionne à nouveau en puissance régionale incontournable dans la lutte contre le terrorisme et l’insécurité régionale s’immunisant momentanément d’une déstabilisation s’inscrivant dans la logique des printemps arabes. Néanmoins, cette tactique algérienne consistant à se poser en allié des puissances occidentales dans la lutte contre le terrorisme est précaire : elle ne saurait prémunir durablement Alger des visées occidentales.

La déstabilisation de l’Algérie

De nombreux Algériens soutiennent avec insistance la thèse du ciblage du régime algérien en se prévalant de l’expansion irrésistible des révolutions du «printemps arabe» et des pressions qui l’assaillent de toute part : à l’Est, les révolutions tunisienne et libyenne (risque terroriste et criminel aux frontières) ; à l’ouest la pression marocaine du fait du conflit saharien; et au sud le conflit malien induisant une militarisation croissante impliquant les puissances occidentales. L’accession de la Tunisie au statut d’allié majeur hors OTAN a exacerbé la nervosité algérienne matérialisée par le coup de nerf du chef d’état-major de l’ANP. L’Algérie avait en outre soutenu la résistance libyenne contre l’intervention extérieure et manifeste avec constance ses réserves à l’égard de l’offensive arabe et occidentale contre le régime syrien, dans l’esprit du Front du Refus.

 

Par ailleurs, l’Algérie pressent que sa prise de participation dans l’exploration et l’exploitation des richesses énergétiques du Sahel l’expose à des stratégies hostiles des puissances occidentales. Enfin, la dérive du Polisario étroitement encadré par Alger contribue également à discréditer la stratégie algérienne dans la région.

Dans ce contexte, l’Algérie est sur un volcan. Fragilisée, citadelle assiégée, elle aspire à reprendre la main sur l’ensemble de ces problématiques. Elle déploie des dispositifs militaires (course à l’armement), diplomatiques et secrets en vue de se positionner, à terme, en puissance régionale hégémonique.

Plus globalement, l’Algérie s’oppose ouvertement à la montée en puissance de l’islam politique à l’intérieur du pays et dans son voisinage et vise à contrer la réimplantation des puissances étrangères, notamment de la France au Sahel et au Maghreb.

Les médias algériens ont tendance à dénoncer, derrière la menace d’ingérence démocratique, les facteurs externes en omettant la consistance des facteurs internes évoqués par ailleurs de manière éparse : les mêmes causes ayant provoqué les révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne se retrouvent en Algérie : l’aspiration à la démocratie et à l’Etat de droit, l’impératif de transparence inspiré par l’opacité du système politique, le chômage et la précarité d’une jeunesse désœuvrée, les déséquilibres économiques et sociaux en dépit des ressources considérables de l’Etat, etc.

Dans ce contexte, Alger joue momentanément la préservation de son autonomie stratégique. En effet, les menaces aux frontières, l’éclatement de la cohésion sociale (aggravation des événements secouant Ghardaïa depuis l’été 2013, In Salah, Tamanrasset, etc.), les réserves considérables en gaz et pétrole de schiste érigeant le pays à la troisième place mondiale derrière la Chine et l’Argentine, le renforcement de la présence chinoise et russe, la chute du cours du baril de pétrole affaiblissant significativement l’économie rentière algérienne et le risque d’effritement de l’unité de l’armée hypothèquent l’avenir du pays et ouvrent des brèches propices aux ingérences étrangères. Instrumentalisant les vulnérabilités intérieures algériennes, les puissances occidentales pourraient être tentées de stimuler un changement de régime précipitant le pays dans une guerre civile semblable au conflit syrien.

Cet état de fait placerait la Tunisie dans une configuration proche de celle du Liban avec tous les risques que cela comporte. Tunis serait ainsi prise en tenaille entre deux foyers déstructurés et représentant une menace durable quant au processus démocratique: la Libye et l’Algérie.

Ce scénario, à ce stade peut-être encore prématuré, ne relève nullement de la rêverie géopolitique issue de la réflexion d’un chercheur académique. Compte tenu de l’ampleur et de la gravité de ses répercussions dans l’éventualité où il se produirait,  il dicte une vigilance accrue des autorités tunisiennes et la mise en place d’une stratégie globale (stratégique, diplomatique, sécuritaire, économique, etc.) afin de l’anticiper, de mesurer sa potentialité de surveillance à travers un tableau de bord de veille et d’alerte et d’y faire face.

 

Le précédent libyen doit être médité. Le journal L’Expression dans son édition du 13 juillet  2015 soulignait : « il n’est un secret pour personne que notre pays est la cible d’ennemis qui ont accueilli, soutenu et armé les groupes terroristes pendant la décennie noire. Ce sont les mêmes qui ont essayé de plonger l’Algérie dans la mascarade du «printemps arabe». Ces ennemis qui n’ont pas intérêt à voir l’Algérie debout, tentent vainement de faire perdre le nord au Sud algérien… Ils attisent la colère des populations de cette région pour tenter d’y mettre le feu et fractionner l’Algérie, pays dont, il faut le rappeler, a comme principes fondamentaux son unicité et son indivisibilité. Les voilà qui remettent une couche en tentant de mettre le feu dans la vallée du M’zab. D’ailleurs, les hauts responsables de l’Etat se sont relayés pour mettre en garde contre ce complot. D’abord, le Premier ministre Abdelmalek Sellal lors de son déplacement à Ghardaïa dès le lendemain de ces terribles événements qui ont coûté la vie à 25 personnes. « Des pays connus pour être des ennemis de l’Algérie ont planifié les évènements de Ghardaïa», a-t-il lancé avec colère aux sages de la région»11 .

Par ailleurs, lors d’un discours prononcé le 10 juillet 2015 à l’occasion de la journée de Jérusalem, Hassan Nasrallah évoque les événements secouant la vallée du M’zab en les intégrant dans la vaste stratégie occidentale visant à balkaniser et à restructurer le monde arabe : «Israël annonce sa satisfaction face aux guerres civiles qui ravagent toute la région, et œuvre et agit dans ce sens via ses services secrets et de différentes manières pour étendre ces guerres. Et malheureusement, un grand nombre de pays ont été touchés par ce malheur, et on voit ce qui se prépare maintenant contre l’Algérie, et encore une fois, sous un aspect sectaire.

A l’heure actuelle, je n’ai pas d’informations détaillées, je ne prétends pas être spécialiste de ce dossier, mais chaque fois qu’il y avait des problèmes dans certaines régions, les médias parlaient de différences ethniques, ou basées sur des considérations ethniques, à savoir entre Arabes et Amazigh (berbères). Mais j’ai vu, ces derniers jours, que certaines chaînes étrangères occidentales diffusées en Arabe (BBC Arabic, France 24, etc.) parlaient de lutte entre les Malékites et les Ibadites. C’est-à-dire que l’Occident veut présenter cela comme un conflit confessionnel et sectaire. Voilà ce à quoi l’Occident œuvre au niveau de l’ensemble de la

région 12.

Enfin, le célèbre journaliste palestinien, Abdelbari Atouane, dans l’éditorial du journal Rai Alyoum du 9 juillet 2015 développe : «Il y a un plan diabolique qui vise à transformer l’Algérie en une autre Syrie. L’Algérie est visée. Et quand nous disons qu’elle est visée, c’est parce que les informations en notre possession sont très fiables. Les promoteurs du scénario sanglant qui est en train de ravager la Syrie veulent l’exporter vers l’Algérie».

La stratégie occidentale d’éviction des puissances rivales à travers la balkanisation du théâtre moyen-oriental et l’instrumentalisation de la menace terroriste et des vulnérabilités intérieures s’étend à la sphère maghrébine. La déstabilisation de l’Algérie est en cours : le point de rupture, c’est-à-dire l’agenda et le comment, c’est-à-dire la stratégie, sont modulables au gré des évolutions géopolitiques, des intérêts stratégiques et des résistances rencontrées.

Dans le cadre de l’édition d’Afrique Réelle du mois de juillet 2015, Bernard Lugan13, dans le prolongement d’une analyse détaillant les profondes vulnérabilités algériennes (politiques, économiques, sociales, etc.) développe ce qu’il intitule le scénario de l’Apocalypse : «les caisses étant vides, les autorités ne seront donc plus en mesure de calmer les revendications populaires.

Ces dernières risquant de coaguler, les digues pourraient alors sauter et le régime totalement discrédité serait emporté comme un fétu de paille. La révolution pourrait ensuite être  coiffée  par les islamistes avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer pour tout le Maghreb et au-delà, pour toute l’Afrique du Nord et l’Afrique saharienne(…)l’armée serait condamnée à intervenir pour écraser le mouvement, mais, n’étant plus monolithique comme elle l’était dans les années 1990 et une partie d’entre elle étant travaillée par les islamistes, une véritable guerre civile éclatera et les Berbères pourraient en profiter pour imposer leurs revendications.

 

D’autre part, l’inconnue algérienne doit interpeller les autorités tunisiennes d’autant plus que certains clans algériens n’ont intérêt ni à la réussite du processus démocratique en Tunisie, ni à l’application du principe de coexistence avec les forces islamistes mis en œuvre par les autorités tunisiennes. Cet Etat profond algérien ciblant Tunis n’épargne pas l’Etat formel algérien lui-même harcelé. Il est tenu d’amorcer un processus de réformes maîtrisées à la chinoise tout en empêchant à tout prix que le modèle tunisien ne parvienne à un point d’équilibre. La collaboration avec les gouvernements tunisiens successifs de la transition dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne saurait nous abuser. Il s’agit d’un impératif ponctuel, existentiel mais indépendant de l’option fondamentale qui reste la finalité démocratique. Depuis Boumediene, l’Algérie affirme avec constance un droit de regard sur les régimes politiques de son voisinage (Union tuniso-libyenne en janvier 1974, Sahara Occidental en 1975).

Le contexte géopolitique menaçant exacerbe cet état de fait. C’est à la lumière de ces développements qu’il convient de remettre en perspective le déplacement précipité de Rached Ghannouchi à Alger et la visite en cours du ministre des affaires étrangères algérien à Tunis.

Les scénarios Maghreb 202014

Divers scénarios sont concevables :

 légende

 

 

Mehdi Taje
Géopoliticien et prospectiviste, spécialiste du Maghreb et du Sahel
Directeur de Global Prospect Intelligence

 

  1. L’Algérie n’a cessé d’élever son budget militaire, poussant à une course aux armements dans le Maghreb. Etant déjà le premier budget militaire de l’Afrique du Nord, Alger devient en 2011 le premier budget d’Afrique (à hauteur de $8,17 milliards) et le troisième dans le monde arabe après l’Arabie Saoudite ($46,21 milliards) et les Emirats Arabes Unis ($16,06 milliards en 2010), le Maroc étant classé huitième ($3,18 milliards). Avec plus de 10 milliards de dollars de dépenses militaires en 2013, l’Algérie est le premier importateur d’armes au Maghreb. En tant qu’importateur d’armes, elle se positionne à la sixième position mondiale  selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), avec un marché à fort potentiel de ventes qui la place au 9e rang des plus grands importateurs d’armes dans le monde à l’horizon 2017.Depuis 2002, Alger a augmenté ses dépenses militaires de 170 % avec un pic en 2011 de 44 %, passant de $5,67 milliards en 2010 à $8,17 milliards en 2011, soit une augmentation de $2,5 milliards. D’autres commandes s’ajoutent en 2012 et en 2013 auprès de l’Allemagne (pour un montant évalué à $2,2 milliards : deux corvettes classe MEKO équipées de 6 hélicoptères Super Lynx et de missiles suédois), auprès de la Chine (3 corvettes lourdes de type 056 chinoises) et auprès de l’Italie (1 patrouilleur lourd océanique et 1 bâtiment de débarquement et de soutien logistique de 8800 tonnes). Ces commandes développent la composante maritime déjà équipée par la Russie (notamment 4 sous-marins classe KILO auxquels s’ajoute la commande de 2 unités en 2014), l’armée de terre et l’armée de l’air ayant été développées et modernisées depuis 2006 suite à d’importantes commandes passées essentiellement auprès de Moscou. Le volume des livraisons d’armes vers l’Algérie a enregistré une hausse de 277 % entre 2003-2007 et 2008-2012 plaçant Alger au 6ème rang des pays importateurs d’armements. En détaillant, selon le SIPRI 2012, « la Russie a fourni 93 % des importations algériennes d’armes, dont 44 avions de combat Su-30 MKA, 2 sous-marins classe Kilo Project-636, 3 systèmes de défense anti-aérien S-300 PMU-2 (SA-20B) à longue portée sol-air missiles (SAM) et 185 chars T-90S. Le même rapport a noté cependant que l’Algérie s’est tournée en 2011-2012 vers l’Allemagne pour acquérir 2 frégates MEKO A200 et un premier lot de 54 blindés de transports de troupes de type Fuchs sur un contrat de 1200 blindés. La Chine est également fournisseur d’armes de l’Algérie avec 3 frégates F-22A ». Enfin, le budget militaire algérien enregistre à nouveau en 2013 puis en 2014 une nette augmentation pour franchir la barre des 10 milliards de dollars, soit 10,4 milliards de $ en 2013 et environ 12 milliards de dollars en 2014 correspondant à environ 7% du PIB. En 2015, il franchit le seuil des 13 milliards de dollars. Il est clair que cet arsenal dépasse l’impératif de la lutte contre le terrorisme et signale des visées autres que défensives, dans un contraste flagrant avec le voisinage maghrébin et africain. Avec un budget d’environ 3,5 milliards de dollars, le Maroc a enregistré selon le SIPRI une augmentation des livraisons d’armes de 1460 % entre 2003-2007 et 2008-2012. Au cours de la période 2008-2012, les principales acquisitions marocaines comprenaient : 24 avions de combat de type F-16C en provenance des Etats-Unis, la modernisation de 27 Mirage F1 aux standards MF2000 pour un cout estimé entre 518 et 542 millions de dollars, 3 frégates SIGMA des Pays-Bas, la frégate Fremm Mohamed VI commandée à la France en 2008, des négociations avec l’Allemagne et la Russie pour l’achat d’un sous-marin pour un coût d’environ 500 millions de dollars et 54 chars Type 90-2 en provenance de Chine s’ajoutant aux 200 M1A1SA américains, aux 150 VT-1A, aux 90 AIFV-B-C25 et 333 M113. Enfin, relativement à la Libye, sur un budget totale estimé à 52 milliards de dollars pour l’année 2013, Tripoli consacre 7,4 milliards de dollars à la défense afin de renouveler l’équipement de ses forces armées totalement anéanties suite à la guerre de 2011.
  2. République Arabe Sahraouie Démocratique.
  3. Alain Chouet,  Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers. Paris, La Découverte, 2011, p.231.
  4. Alain CHOUET,  Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers. Paris, La Découverte, 2011, p.227.
  5.  Inter Services Intelligence.
  6. De nombreux travaux menés par des chercheurs algériens, britanniques, suisses et allemands évoquent cette thèse. Sur ce sujet, il est possible de consulter les ouvrages et études de Jeremy Keenan (The Dark Sahara, etc.) ou encore l’étude très pointue « Al Qaida au Maghreb ou la très étrange histoire du GSPC algérien » menée par François Gèze et Sallima Mellah (22 septembre 2007).
  7. Aymeric Chauprade, « crise au Mali : réalités géopolitiques », Realpolitik.tv, 20 janvier 2013, consultable au lien suivant : http://www.realpolitik.tv/2013/01/crise-du-mali-realites-geopolitiques-premiere-partie-par-aymeric-chauprade/
  8. Cf. Aymeric Chauprade, Crise du Mali, réalités géopolitiques, première partie, 20 janvier 2013 «Une réalité indicible dans nos médias, du fait de l’ampleur des intérêts économiques français en Algérie, de la collusion aussi des élites politiques françaises avec le régime algérien … mais une vérité pourtant depuis longtemps évidente en dehors de France : AQMI/Polisario, DRS algérien, le trafic de drogue saharien sont une seule et même organisation du crime». http://www.realpolitik.tv/2013/01/crise-du-mali-realites-geopolitiques-premiere-partie-par-aymeric-chauprade/.
  9. Entretien avec Alain Chouet, « Algérie : un roc au milieu du chaos saharien ? », 29 novembre 2013, http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article8949, consulté le 2 décembre 2013.
  10. En février 2014, un rapport du Combatting Terrorism Center, proche du Pentagone et de l’Administration Obama, établit pour la première fois un lien direct entre les tensions sociales (notamment à Ghardaïa dans la vallée du Mzab) et le terrorisme dans la région menaçant les intérêts stratégiques américains, notamment énergétiques. Ce rapport fut dénoncé par les autorités algériennes. Ce rapport est consultable au lien suivant : https://www.ctc.usma.edu/posts/africa-special-issue.
  11. Walid Ait Said, «L’Algérie ciblée par une vaste machination », L’Expression, 13 juillet 2015, consultable au lien suivant : http://www.lexpressiondz.com/actualite/220410-un-complot-sur-commande.html
  12. «Hassan Nasrallah : L’Algérie est menacée par l’Axe Daech-USA-Israël », 13 juillet 2015, consultable au lien suivant : http://www.wikistrike.com/2015/07/hassan-nasrallah-l-algerie-est-menacee-par-l-axe-daech-usa-israel.html
  13. Bernard Lugan, Afrique Réelle, N°67, juillet 2015, p.14.
  14. Construits par l’auteur et non exhaustifs
  15. La Libye est soit placée sous un mandat des Nations-Unies avec déploiement de Casques Bleus soit fait l’objet d’une recolonisation de la part des puissances occidentales ne disant pas son nom à travers un déploiement militaire significatif.
  16. Suite à des révoltes sociales et ethniques répétitives.
  17. Suivant un scénario à la syrienne.
  18. Dirigé par de jeunes colonels à la péruvienne : redistribution des richesses au profit des plus vulnérables.
  19. Impact la Tunisie si ce scénario obéit à une stratégie algérienne.
  20. Impact la Tunisie si ce scénario obéit à une stratégie algérienne.
  21. Effondrement de l’Etat du fait de la généralisation de la corruption et du trafic de drogue gangrénant le pays jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir + révoltes répétitives des populations négro-africaines pouvant être soutenues par des puissances régionales et étrangères.



« SwissLeaks » : Des surprises dans le listing des clients algériens d’HSBC Suisse

Lyas Hallas, Maghreb Emergent, 17 mars 2015

Les profils des Algériens détenant des comptes à HSBC-Suisse sont divers. En 2006-2007, période couverte par le listing, ils disposaient de comptes pourvus de montants disparates allant de quelques centaines de dollars à plusieurs millions de dollars. Ils sont pour beaucoup dans l’import-export. Parmi eux un chocolatier bien connu en Algérie, un influent homme d’affaires, un chef activiste de la Révolution et un intermédiaire d’affaires en détention préventive dans l’affaire de l’autoroute Est-Ouest*.

Pour cette première publication, l’enquête de Maghreb Émergent s’est arrêtée sur six comptes en particulier et a tenté d’entrer en contact avec leurs détenteurs pour leur permettre d’expliquer comment leurs comptes ont été alimentés. Parmi les détenteurs de ses comptes, un chocolatier bien connu en Algérie, un influent homme d’affaires, un chef activiste de la Révolution et un intermédiaire d’affaires en détention préventive dans l’affaire de l’autoroute Est-Ouest.

La législation algérienne interdit aux Algériens résidents de se constituer des avoirs monétaires, financiers et immobiliers à l’étranger à partir de leurs activités en Algérie. Une exception est expressément prévue par l’article 126 de l’ordonnance n°03-11 du 26 août 2003, relative à la monnaie et le crédit. Elle autorise les résidents devant assurer le financement d’activités à l’étranger complémentaires à leurs activités de production de biens et de services en Algérie à transférer des capitaux à l’étranger. La disposition n’est toutefois entrée en vigueur qu’à la fin 2014, date de publication par la Banque d’Algérie d’un texte réglementaire définissant les conditions préalables à l’octroi de cette autorisation. Cevital est le seul groupe privé à avoir été autorisé à transférer des devises pour financer son développement à l’international. Ainsi, tout résident algérien qui dépose de l’argent à l’étranger, sans être nécessairement lié à des affaires de corruption, fait entorse à la loi. Et des présomptions d’évasion fiscale peuvent alors planer sur ceux qui génèrent d’importants revenus en Algérie.

Une source proche de la Banque d’Algérie a estimé au sujet de ce listing algérien de HSBC Suisse que « l’existence à l’étranger de dépôts bancaires importants d’Algériens résidents pose un problème d’évasion fiscale bien plus qu’un problème de respect de la législation des changes ». Et d’ajouter : « Si des revenus générés par une activité en Algérie alimentent des comptes bancaires à l’étranger la première suspicion est qu’ils n’ont pas été déclarés aux impôts. Leur transfert à l’étranger ne peut dans ce cas se faire par le canal bancaire officiel. »

Les 10 millions du propriétaire de la marque Bimo

Amar Hamoudi et sa famille détenait en 2006-2007 dix millions de dollars dans un compte de HSBC Suisse ouvert dix années plus tôt. Amar Hamoudi, 66 ans, originaire de Boghni dans la wilaya de Tizi Ouzou, est le patron d’un des plus importants groupes privés du pays. Sa biscuiterie-chocolaterie, fondée en 1984 à Alger commercialise une multitude de produits sous la marque BIMO. Elle a d’importantes parts de marché en Algérie (35%) et exporte une partie de sa production. Amar Hamoudi est assisté dans la gestion du groupe par ses deux fils Yacine et Mehdi Sid Ali qui sont ses deux vice-présidents. Il a ouvert son compte à HSBC Suisse en février 1997. Ses deux enfants ainsi que son épouse, Baya Abbes, sont associés à ce compte. La famille est arrivée à porter la provision de ce compte à 10 millions de dollars américains. Selon une source à l’administration fiscale, le groupe Bimo, composé de quatre filiales (biscuits, chocolats, gaufrettes et cacao) a fait, durant les dix dernières années, l’objet de plusieurs redressements fiscaux.

Selon les documents consultés, le conseiller bancaire suisse d’Amar Hamoudi a noté, au passage de ce dernier à la banque en juin 2005, l’intérêt de son client pour les prix de transfert.

Les prix de transfert, selon la définition admise par l’OCDE, sont « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées ». En clair, ce sont les prix des transactions entre filiales d’un même groupe et résidentes d’États différents. Un classique de l’optimisation des charges fiscales.

Amar Hamoudi gère aussi une société immobilière domiciliée en France. SCI Lyamaya est en activité depuis février 2003, son capital social est de 2,6 millions d’euros et elle est spécialisée dans la location de terrains et autres biens immobiliers. Le patron de BIMO n’a, en tout cas, pas manqué de parler de ses biens immobiliers à son banquier suisse : « J’ai vendu mon hôtel à Paris et acheté des appartements ». La famille Hamoudi que nous avons contacté a préféré ne pas donner suite à nos demandes d’explication.

Le frère du président du NAHD et son associé de NSC

Bachir Ould Zemirli détenait en 2006-2007 un compte HSBC pourvu de 5,6 millions de dollars.

Bachir Ould Zemirli, 57 ans, est le frère de Mahfoud Ould Zemirli, actuel président du club de football algérois le NA Hussein Dey (Ligue1 professionnelle). Il est présenté dans le milieu du football comme le vrai décideur de ce club. C’est un homme d’affaires associé dans plusieurs entreprises en Algérie. Il dispose de plusieurs sociétés offshores également. Il est ainsi associé dans la Société algérienne des eaux minérales d’Oumalou (SAEMO) au capital social de 80 millions de DA (1 million USD) qui commercialise l’eau minérale Sidi Rached et réalise un chiffre d’affaires annuel de 220 millions de DA (3 millions USD). Sa plus importante affaire en France est la société immobilière SCI PATIO, créée à Paris en février 2012 au capital social de 1,3 millions d’euros. Il dispose d’une société offshore, Drilling Consultant Limited, domiciliée aux îles Vierges britanniques et d’un autre compte bancaire dans la filiale libanaise d’HSBC. Bachir Ould Zemirli n’a pas d’activités commerciales au Liban. Il n’est en tout cas pas inscrit au Registre du commerce de ce pays. Son associé dans la SCI PATIO est le transitaire Zakaria Rezgui, 55 ans, patron de la SARL North Star Consulting. Zakaria Rezgui dispose de deux comptes à HSBC Suisse. Les deux comptes ont été ouverts au nom de sa société North Star Consulting. En 2006, ils étaient provisionnés respectivement de 592.254 USD (4,5 milliards de centimes environ) et 278.431 USD (2 milliards de centimes de dinars environ). Soit un total de 870 685 USD (6,5 milliards de centimes environ).

Bachir Ould Zemirli et Zakaria Rezgui se sont avérés injoignables pendant notre enquête.

Le héros de la bataille d’Alger

Yacef Saadi disposait en 2006-2007 de 400.762 dollars américains (3 milliards de centimes environ, suivant le taux de change de l’époque) sur un compte de la filiale suisse de HSBC.

Chef de l’organisation militaire du FLN à Alger de septembre 1955 à septembre 1957, Yacef Saadi a ouvert ce compte en avril 2006 selon le listing divulgué par le consortium international des journalistes d’investigation. Il était propriétaire de la boîte de production cinématographique Casbah Films qui a produit un seul film, La bataille d’Alger, où Yacef Saadi joue son propre rôle pendant la guerre de libération nationale, celui de chef de la zone autonome d’Alger. Il est l’auteur d’un livre en trois tomes : La bataille d’Alger, paru en 1997 chez Casbah Editions et tiré à plusieurs milliers d’exemplaires. Il bénéficie d’une pension de moudjahid et il a eu à toucher une indemnité de sénateur, désigné comme membre du Conseil de la nation au titre du tiers présidentiel en 2001 pour un mandat de six ans qui n’a pas été renouvelé. La personne qui gère l’agenda de Yacef Saadi a indiqué qu’il était « fatigué » et qu’il ne recevait« pas de visites » au moment où nous l’avons sollicité pour les besoins de cette enquête.

Un des hommes clés du scandale de l’autoroute Est-Ouest

Le nom de Sid Ahmed Tadjeddine Addou, 50 ans, figure sur le listing HSBC dont dispose Maghreb Émergent. Nous disposons également d’une partie des flux vers ses deux comptes mais pas de leur solde. Cet homme d’affaires originaire de Tlemcen poursuivi pour association de malfaiteurs, trafic d’influence, corruption et blanchiment d’argent est en détention préventive depuis 2009 dans le cadre de l’affaire de l’autoroute Est-Ouest. C’est un proche du ministre Amar Ghoul.

Comme le précise le document judiciaire rendant compte de la commission rogatoire envoyée en Suisse, le nom de Sid Ahmed Tadjeddine Addou est lié à deux comptes ouverts à HSBC Suisse aux noms de deux sociétés domiciliées aux iles vierges britanniques, Rubato Holdings Limited et Merland Limited. Ces deux sociétés auraient servi, selon les conclusions du magistrat instructeur en charge de l’affaire de l’autoroute Est-Ouest, à dissimuler les transactions fictives qu’aurait conclues Sid Ahmed Tadjeddine Addou avec le groupe canadien SM International Inc. et le groupe portugais COBA. Ces deux entreprises internationales ont fourni des services de contrôle externe de qualité et de topographie dans le cadre de la réalisation de l’autoroute est-ouest grâce à son intermédiation avec les Chinois de CITIC-CRCC qui ont réalisé les lots centre et ouest de l’autoroute est-ouest.

SMI a versé les 5% convenus avec Sid Ahmed Tadjeddine Addou, en cinq tranches, sur le compte de la société Rubato. Cinq virements pour un total de près de 620.000 USD. Les portugais de COBA, eux, ont viré 186.000 euros (près de 240.000 USD, Ndlr) sur le compte de l’autre société, Merland. Les commissions rogatoires envoyées en suisse font également état de mouvements de fonds que le prévenu n’a pas pu justifier durant l’instruction. Comme les 4,25 millions USD virés le 26 février 2009 à partir du Crédit Suisse ou le transfert de 1 million USD à partir d’un de ses deux comptes à la HSBC vers un compte domicilié à Rome, dans la banque italienne Banca Ubae Spa. Un montant que le prévenu affirme avoir prêté à un ami qatari, Mohamed el-Sebaï, en charge d’un projet immobilier au Liban.

Les avocats de Sid Ahmed Tadjeddine Addou ont plaidé devant la Chambre d’accusation que les charges ne sont pas constituées du fait que la relation d’affaires entre leur client et les groupes susmentionnés relève du domaine de la sous-traitance entre entreprises privées étrangères et ne tombe pas sous le coup de la législation algérienne. Le procès de l’affaire de l’autoroute est-ouest est prévu pour le 25 mars prochain.

Un des hommes d’affaires les plus influents d’Algérie

Le solde du compte de Djilali Mehri chez HSBC Suisse en 2006-2007 est encore indisponible à ce stade de l’enquête. Djilali Mehri est l’une des plus grosses fortunes d’Algérie. Il est associé avec le groupe français Accor dans la Société immobilière et d’exploitation hôtelière algérienne (SIEHA), une société au capital social d’un milliard de DA (125 millions USD), mise sur pied pour construire trente-six hôtels sous les marques Ibis, Novotel et Etap à travers plusieurs régions du pays. Djilali Mehri est présent aussi dans le secteur agroalimentaire à travers la société Atlas Bottling Corporation Pepsi qui détient la licence Pepsi-Cola en Algérie. 33% des parts de cette société ont été cédées en mai 2014 au fond d’investissement Emerging Capital Partners (ECP).

Djamel Mehri, fils de Djilali, associé à ce compte ouvert au nom de son père, a expliqué que leur groupe est présent aussi bien en Algérie qu’en France, aux États-Unis, à Dubaï et au Sénégal, pour ne citer que ces pays. « Je ne peux vous dire comment ce compte est alimenté, c’est privé. Mais, vous devriez savoir que nous avons des biens et des participations un peu partout à travers le monde. Ce n’est pas un secret. Notre groupe est actif depuis des années dans l’industrie, l’agriculture, l’hôtellerie et l’immobilier. Nous travaillons dans la transparence et nous payons nos impôts. Ici en Algérie, toutes nos opérations passent par la Banque centrale. Notre groupe est peut-être le groupe privé qui apporte le plus de devises pour financer des investissements dans le pays. Personnellement, je suis binational (franco-algérien, Ndlr), résident à l’étranger, je ne suis ni fonctionnaire ni politique et je ne suis pas concerné par cette interdiction de se constituer des avoirs à l’étranger », a-t-il déclaré.

L’homme d’affaire algérien dispose d’un réseau de contacts bien au-delà du monde des affaires. Il a eu ainsi à contribuer à la conclusion des accords de paix entre la Libye et le Tchad en 1989, des accords qui ont été signés dans sa résidence dans les Yvelines, en France. Ce qui lui avait valu d’être décoré par le défunt Guide libyen Mouammar El Kadhafi et le président tchadien Hissène Habré.

Djilali Mehri a néanmoins été cité dans un scandale de corruption, impliquant le numéro un mondial des réseaux de téléphonie mobile, Ericsson, qui aurait versé des pots-de-vin à des hommes politiques à la fin des années 1990, afin de remporter des contrats. Cette affaire a été déclenchée après la divulgation de courriers internes d’Ericsson et aussi des documents soumis par la banque suisse UBS à l’administration fiscale suédoise dans le cadre d’une enquête fiscale sur l’équipementier de téléphonie. Selon la radio publique suédoise, Sveriges Radio (SR), le milliardaire algérien Djilali Mehri aurait reçu des virements de la part d’Ericsson entre 1997 et 2002, période où il avait assuré un mandat parlementaire à titre d’indépendant : selon la même source, 20 millions de couronnes (2,4 millions USD environ) lui ont été versés pour la seule année 1999. Le nom de Djilali Mehri est associé aux contrats GSM de Algérie Télécom. A propos de cette affaire, Djamel Mehri a expliqué : « Nous avons apporté un droit de réponse à l’époque. C’était à un moment où mon père était député. On ne peut faire du business en étant politique en Suède et c’est à cause de cela que son nom a été cité et une enquête a été ouverte à son sujet. Mais les choses étaient différentes en Algérie, où mon père est connu beaucoup plus par son business. Nous étions les représentants d’Ericsson en Algérie et nous avions des contrats dans ce sens. Tout était transparent. La preuve est que cette enquête n’a abouti à rien ».

Un listing « HSBC Algérie » hétéroclite

Les prochains articles liés à l’enquête sur le listing des algériens détenant des comptes chez HSBC Suisse apporteront le point de vue des intéressés qui n’auront pas encore réagi à notre sollicitation et des informations supplémentaires sur d’autres détenteurs de comptes.

Ce qui lie la plupart des 441 personnes évoquées à l’éclatement du scandale de la filiale suisse d’HSBC à l’Algérie, c’est leur lieu de naissance. Nombre d’entre eux sont des pieds-noirs et des juifs d’Algérie ayant quitté le pays à l’indépendance en 1962, puis choisi d’autres nationalités : française, américaine, canadienne, mexicaine, argentine ou israélienne. Nombreux aussi sont ceux issus de familles libanaises, tunisiennes ou marocaines ayant vécu en Algérie avant de la quitter à leur tour pour s’installer ailleurs dans le monde.

Les Algériens qui intéressent notre enquête ont des profils divers. En 2006-2007, période couverte par le listing, ils disposaient de comptes pourvus de montants disparates allant de quelques centaines de dollars à plusieurs millions de dollars. Ils sont pour beaucoup dans l’import-export. Certains d’entre eux ne justifient d’aucune activité et se comptent parmi les épouses et la progéniture d’hommes d’affaires. D’autres résident ailleurs qu’en Algérie, en France et aux Etats-Unis notamment, et gèrent des affaires là-bas. Il y a aussi parmi ces algériens détenteurs de comptes chez la filiale suisse de la banque HSBC des médecins et des architectes, un artiste plasticien, ou encore l’épouse d’un responsable de cette filiale suisse d’HSBC.

Maghreb Émergent a réalisé cette enquête avec le soutien du réseau ARIJ (Arab Reporters for Investigative Journalism) dans le cadre du traitement du dossier « SwissLeaks » dont les données sont fournies par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et le journal français Le Monde.


MAMMERI

Les défis de la littérature contre les dénis de l’Histoire

            L’entretien accordé par Mouloud Mammeri au journaliste et écrivain Tahar Djaout[1] est le lieu d’une joute amicale où se confrontent et se rejoignent deux visions de la littérature. Pour Mouloud Mammeri,  la littérature doit avoir un lien direct avec la réalité pour n’être pas une pratique exclusivement intéressée par le travail sur les mots, ce qui en ferait un art autotélique rebutant les foules :« … certaines banalités sont aussi bonnes à dire… parce que si la littérature n’était que de l’enfilage de façons de dire… sans rien derrière… ou au dessous… il y a beau temps que les hommes auraient cessé d’en faire. » (p. 12). En disant cela, Mammeri ne refuse pas que l’artiste soit un forgeron du verbe et que chaque livre soit porteur d’un style particulier, surprenant : « Je crois même que le nœud de la question est là : dans le rapport, toujours unique, imprévisible, qu’un livre établit entre ce qu’il dit et la manière dont il le dit. » La littérature n’est « [p]as seulement [des styles différents], insiste Djaout, mais des comportements différents. Si l’on croit qu’il ne faut écrire que quand on a vraiment quelque chose à dire, on s’expose à d’éventuelles longues traversées du désert. » (p. 22-23)

 

La fonction révélatrice de la littérature

            Sans être complètement opposé à la vision que Mouloud Mammeri a de la littérature, Tahar Djaout s’interroge : « Est-ce que ce n’est pas d’une certaine façon ravaler la littérature que de la réduire à ce rôle d’instrument ? Est-ce qu’il n’y a pas aussi une fonction [de] révélation de la littérature ? » (p. 24). Et de donner sa propre réponse qui illustre en même temps le projet littéraire de L’Exproprié ou encore du chef d’œuvre L’Invention du désert.  

–   Briser les moules convenus, pousser la forme jusqu’aux limites de ses possibilités… de ses impossibilités… la faire en quelque sorte exploser, n’est-ce pas une manière de briser des contraintes et donc d’aider à la création de quelque chose d’autre ?

–   Maintenant, c’est toi qui fais de la littérature.

–   C’est pour tenter de rendre une idée que je crois vraie. En contraignant les mots et leurs agencements à des usages insolites, on brise des chaînes, on habitue les hommes à prendre avec l’ordre… l’ordre, ce vilain mot… des libertés… la liberté, ce beau mot… et si je peux encore faire de la littérature, à faire concurrence à Dieu. Je crois que les Grecs avaient un mot pour cela ; ils disaient : un démiurge. Est-ce qu’un écrivain n’est pas, d’une certaine façon, un démiurge ?

–   Je pense que nous voilà ramenés à notre propos du début. Je pense comme toi que l’écrivain est d’abord un créateur … le créateur d’un monde plus conforme à nos exigences profondes… Dans la mesure où celui que nous vivons nous heurte. Cela devient une question de définition. Le monde que le poète crée n’est crédible, n’est souhaitable, que s’il n’est pas absolument gratuit, s’il garde avec le monde réel des rapports tels qu’il emporte notre conviction. Quelqu’un… je ne sais pas exactement qui… a dit qu’écrire un roman ça consistait à mentir vrai.

Histoire et fiction

          Dans cet entretien, Djaout ne pouvait manquer de demander à Mammeri la symbolique de son œuvre romanesque. Mammeri précise alors : « “La Colline oubliée”, c’est le tuf ancestral, celui sur lequel tout le reste allait pousser. “Le Sommeil du Juste”, c’est le lieu des situations bloquées et qui appellent d’en sortir. “L’Opium et le Bâton”, c’est l’épreuve de la libération, et “La Traversée”, les lendemains de fêtes. » (p. 26).

Ces symboliques sont largement déterminées par le destin historique de l’Algérie, un destin qui fut à son tour déterminé, au moins en partie, par l’engagement de Mammeri qui a été le secrétaire du FLN – pour cela, il était recherché par l’armée française – et l’icône des militants berbères dans l’Algérie post-indépendante qui, pendant longtemps, a nié le pan amazigh de l’histoire et de l’identité du pays[2].

Cependant, Mouloud Mammeri n’est pas un fanatique de l’engagement. Il reste méfiant car, pour lui, l’engagement« … continue chez nous de servir à tout crin, d’ailleurs plus comme recette que comme source vivante de réflexion. » (p. 27). Il relève aussi la perversion d’un concept fait à l’origine pour défendre les sans-voix : « En tout cas, c’est ce qui se passe pour l’engagement ; nous l’avons pris à l’Occident comme nous prenons ses usines : clefs en mains. Après il n’y a plus qu’à laisser fonctionner la machine. On a trouvé le sésame. La formule tient lieu de réflexion, à la limite elle en dispense. L’engagement, ainsi, utilisé, n’est pas seulement un instrument commode, c’est aussi un bon instrument de terrorisme intellectuel : il permet de condamner ceux qui pensent différemment. » (p. 28-29) Aussi, pour Mammeri en parlant de La Colline oubliée et du procès d’intention qui lui a été fait, le « véritable engagement consistait à présenter cette société telle qu’elle était dans la réalité et non pas telle que l’aurait reconstruite un choix de héros dits positifs ou retraduite [dans] un discours idéologique, c’est-à-dire un mythe. Le premier devoir d’un romancier est le devoir de vérité. » (p. 32).

Djaout relève immédiatement la limite de l’idée de son interlocuteur :

Ainsi formulée, la proposition a presque l’air d’une évidence. Mais est-ce que tu ne crois pas que les vrais problèmes commencent à partir du moment où l’on veut définir ce qu’il faut entendre par ce mot de “vérité”. S’il n’y en avait qu’une, valable pour tous, il n’y aurait presque plus de problème du tout. Mais la vérité d’un roman (ou dans un roman), dans une pièce de théâtre, une nouvelle, enfin dans toute œuvre de fiction, qu’est-ce que c’est ? L’exacte reproduction de la réalité derrière la trame inventée ? Alors le meilleur des peintres c’est un bon photographe et il n’y aurait plus besoin de Raphaël. Une réalité triée, peignée, retraduite ? Où sont alors les critères de vérité ou seulement de pertinence et, en ce cas, ne faut-il pas se résigner à une sorte de liberté d’indifférence : “A chacun sa vérité” ? Et qu’il puisse y avoir une œuvre entièrement détachée de tout souci de référence au réel, une sorte de création absolue ? Plus de bouée, plus de repère terrestre, à peine une boussole… et le grand large…  (p. 32)

 

« Plus loin que redire… créer »

Le personnage littéraire est aussi l’objet d’un échange entre les deux hommes. Faisant référence à l’aspect autobiographique des personnages de Mammeri, Djaout demande si cela peut s’expliquer par une tendance au « narcissisme » chez l’auteur de La Colline oubliée :

Je ne crois pas. D’une part mon expérience personnelle est encore celle que je connais le mieux, évidemment. Et puis ce héros récurrent n’est même pas partout le héros du livre, il est seulement le lieu de référence, la surface sur laquelle les événements se projettent, mais autour de lui c’est toute la société qui vit, aime, rit, pleure, rêve et meurt. Celle-là, j’ai tenté de la lester de la vérité la plus dense. Les événements que je n’ai pas vécus, souvent je les ai vus vivre par d’autres ou on me les a racontés. Je ne veux pas du tout dire que c’est là un gage infaillible de vérité, mais que cela diminue les risques d’une gratuité vaine. Et si quelquefois le vrai n’est pas vraisemblable, tant pis pour la vraisemblance.

Pour Djaout, qui s’inspire beaucoup de son enfance pour donner une coloration poétique à ses romans, la littérature ne doit pas

redire les choses telles exactement qu’elles sont, en particulier pour mieux agir sur elles. Mais je crois différente la fonction du poète (si je prends le mot au sens originel, je crois qu’il veut dire : créateur). Je crois que parce que nous sommes des hommes, nous traînons, au fond du cœur une part irrépressible d’insatisfaction devant l’expérience. Nous la voulons plus humaine, plus juste, plus belle. Nous n’avons pas toujours le pouvoir de la remodeler selon nos vœux… Sans vouloir forcer la note, je crois même que c’est là le tragique de notre condition. Quand certains d’entre nous recréent dans le Verbe et le Mythe le monde tel que nous le voulons, nous adhérons, je crois, volontiers à leur entreprise. (p. 45-46)

Le mouvement pendulaire des personnages

            Tahar Djaout n’a pas été qu’un romancier ou un poète. Il a aussi été un critique littéraire qui, dans ses articles journalistiques, a toujours proposé des lectures fines et justes. Cela se vérifie dans cette analyse des personnages de Mouloud Mammeri :

–          On peut, je crois, facilement voir qu’il y a un leitmotiv qui revient souvent dans tes romans ; c’est cette sorte de mouvement, je ne sais pas s’il faut dire pendulaire, qui balance tes personnages entre le village jamais réellement oublié et un extérieur jamais réellement assumé. (Arezki n’est qu’un passage à la limite ; presque tous les autres vivent de la même aventure). Si l’on prend le premier de tes romans, “La Colline Oubliée”, publié il y a maintenant plus de 30 ans, on peut dire que c’est celui qui présente le plus un cachet… osons le mot, où les échos du dehors arrivent estompés, défromés, étrangers. Dans les romans qui ont suivi au contraire le personnage principal sort – toujours – du groupe pour aller vivre ailleurs, dans un dehors presque toujours hostile mais apparemment inévitable. Est-ce là l’image des destins obligés des hommes de ta génération ? Autrement dit est-ce que pour vous il était nécessaire de sortir du groupe pour s’en sortir ? (p. 41-42)

–          “La Colline Oubliée” est le roman de la vie heureuse dans le groupe et mes autres romans ceux de l’insertion douloureuse dans la rigueur des choses, car hélas, il ne suffit pas de sortir du groupe, pour s’en sortir. Ce serait même plutôt l’inverse, mais voilà…on n’a pas le choix – et c’est dans ce choix obligé que le drame réside.  (p. 43).

« Car il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu’ils stérilisent c’est sûr »

            L’échange entre Djaout et Mammeri ne néglige pas l’évolution de la situation politique en Algérie. Mammeri, qui a « la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de sa libération que [son] peuple ira », dit sa satisfaction d’appartenir à une culture qui a agrégé en elle toutes les cultures du bassin méditerranéen : « Les tenants d’un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l’éventail : Hannibal a conçu sa stratégie en punique ; c’est en latin qu’Augustin a dit la cité de Dieu, en arabe qu’Ibn Khaldoun a exposé les lois des révolutions des hommes. Personnellement, il me plait de constater dès les débuts de l’histoire cette ample faculté d’accueil. Car il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu’ils stérilisent c’est sûr. » (p. 58).

Source : http://www.la-kabylie.com/biographie-30-Mouloud-Mammeri.html

          L’ouvrage se termine par une nouvelle contre-utopique présentée comme une « sottie en trois tableaux » de Mouloud Mammeri, « La Cité du Soleil » où « Corps unique, monstre à deux têtes, celle du poète et celle du général, “Le Conseil” concentre et préserve son énergie en se cantonnant dans sa fonctionnalité, autrement dit l’exercice de sa pleine autorité, et “en refusant les adjectifs qu’il jugeait inutiles”. Et pour cause ! Le pouvoir est et doit demeurer un signifiant absolu. L’énergétique, au sens freudien, est concentration dans un signifiant unique.[3] »

[1] Mouloud Mammeri. Entretien avec Tahar Djaout, Alger, La Phomic, 1987, p. 12. Nous gardons la transcription en gras des propos de Tahar Djaout.

[2] Lire notre article « Mouloud Mammeri, les mots exhumés »

[3] Beida Chikhi, Littérature Algérienne. Désir d’histoire et esthétique, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 100.

Posté par La Plume Francophone ⋅ 14 mai 2014

par Ali Chibani


Le nouveau consensus et la nouvelle société civile

Nous traversons une période de transition. Une période de transition démographique, sociale, économique et politique à l’issue incertaine. Certaines parties, pour des raisons différentes, refusent de la considérer comme telle. Les unes souhaitent tout simplement en masquer les opérations, les autres veulent les ouvrir à la société selon une mesure variable. La thèse que je soutiendrai ici est la suivante : on ne peut à mon sens dissocier la formation d’un consensus de l’émergence d’une élite. Aussi sera-t-il question dans cette transition de la capacité de la société à faire émerger les nouvelles élites qui pourraient diriger le pays et construire le consensus sur la base duquel elles pourraient gouverner. L’ancien consensus qui liait la « famille révolutionnaire » et la société, commence à se déliter en perdant sa base sociale et démographique en même temps que sa légitimité. Le nouveau consensus doit concerner la société civile et la société dans la mesure où il doit aboutir à la construction d’une activité sociale cohérente et équilibrée (1). L’on discutera du caractère implicite ou explicite que peut prendre une telle transition, large ou restreint que peut revêtir un tel consensus.

D’un consensus restreint à son élargissement

Une telle transition sera donc le lieu de luttes de pouvoir autour de la définition du mode de production et de répartition des richesses : comment vont se mettre au travail les différentes catégories sociales, quels droits auront-elles sur le produit de leur travail et les biens communs, quel usage pourront-elles en faire ? C’est dans de tels processus d’appropriation et de production de ressources qu’émergeront les nouvelles forces de la production, les nouvelles élites. Dans une situation caractérisée par une crise de la médiation et de la représentation politique et citoyenne, les autorités pourront répéter qu’elles n’ont pas d’autre choix que d’obtempérer à une politique qui vise à introniser le moindre mal en dégageant les nouvelles élites de l’argent pour prendre le relais du financement public des activités sociales et économiques. La crise de la médiation et de la représentation ayant entamé la capacité de la société à se projeter dans un nouvel état et à s’identifier dans une élite qui pourrait l’y conduire, le nouveau consensus auquel elle peut parvenir ne peut concerner qu’une partie de la société dont la légitimité ne pourra être confortée que par l’efficacité de son action (2). Il faut donc être très modeste.

Un consensus finira par s’imposer à la société, car consensus il doit y avoir, afin que la domination puisse recueillir un minimum d’obéissance. Il pourra être au départ étroit plutôt que large, implicite plutôt qu’explicite, relativement confus plutôt que clair mais au fil de l’exercice du pouvoir, il ne pourra que persister, s’étoffer ou s’amenuiser. Le consensus devra donc être en mesure de se développer. La légitimité démocratique ne pouvant pallier à celle révolutionnaire, la défiance minant le rapport entre les élites et la société, l’autorité devra être confortée par l’exercice du pouvoir (3). De consensus étroit, construit par des intérêts monopolistes dominants, conscients d’eux-mêmes et de leur pouvoir, il devra s’élargir pour intégrer des intérêts toujours plus larges, jusqu’à ce que l’ensemble des intérêts privés aient le pouvoir de se représenter, de s’identifier et de se réaliser dans des intérêts collectifs et des contrats nationaux réguliers. Alors et alors seulement, la légitimité de principe démocratique pourra se substituer à celle de principe révolutionnaire parce que pouvant être suivie d’une légitimité d’exercice qui ne la contestera pas. D’où l’importance de la qualité d’un tel « consensus réduit » au départ : à l’image d’une graine qui renferme le développement d’un arbre et de ses fruits, il doit contenir la formule de son développement étendu.

Pour atteindre le consensus le plus large possible, il aura été remédié à la crise de la médiation et de la représentation sociale et politique. L’identification de la société à son élite aura été réalisée. Il n’y a pas d’autres moyens de sortir la société de sa division, de sa dispersion. Il n’y a pas d’autres moyens de faire contrepoids pour encadrer les intérêts constitués et leur compétition. Il n’y a pas d’autres moyens pour créer une solidarité active entre les différents intérêts et mobiliser de manière intense et rigoureuse les ressources du pays. Un consensus large ne peut être atteint, sans la prise de conscience qu’il est nécessaire et possible d’agréger les demandes, de mutualiser les ressources et les efforts. Mais le consensus le plus large possible ne se donne pas au départ. Ce que nous pouvons avoir au départ c’est un consensus réduit que l’on pourra dire de base qui aura une propension à s’élargir ou à s’effilocher ; c’est la confiance d’une élite en elle-même qui aura tendance ou pas à gagner l’ensemble de la société. La persistance d’un consensus étroit et flottant, qui maintient la société dans l’infra-politique expose celle-ci et le pouvoir politique à une constante instabilité.

Une société civile étagée

Remédier à une telle crise, « entrer dans l’ère politique » aujourd’hui précisément, avec la nouvelle crise mondiale, ne sera pas une chose aisée. En même temps que les marchés concurrentiels se globalisent, se réduit la part du travail dans la production des richesses. Trop de monde est aujourd’hui en dessous des machines, trop peu à côté ou au-dessus. La prise citoyenne sur le cours des choses ne peut être immédiate comme y aspire le plus grand nombre. Dans un contexte technologique de transfert massif du savoir des hommes vers les machines, dans une conjoncture où une énergie fossile bon marché permet l’élargissement de l’usage des machines et où un tel usage aggrave la crise climatique et globalise la menace sur l’espèce humaine, la prise citoyenne ne peut être que complexe et médiate. Aussi la tentation d’un consensus étroit est elle puissante : à quoi bon avoir des associés inutiles ? Car la distance qui sépare une élite en mesure de porter et de défendre les intérêts de la société dans le monde, et la société, a été considérablement réduit mais reste appréciable. Car pour produire une légitimité d’exercice (efficience politique), il ne suffit pas d’une légitimité de principe (révolution ou élections), autrement dit d’une identification de la société à une élite, il faut de plus une élite en mesure de tenir ses promesses et donc de justifier a posteriori sa légitimité. Elle doit conserver la confiance sociale et ne pas la perdre. Dans le cours mondial actuel des choses, dans le sillage du monde occidental, où une part grandissante de l’humanité est vouée à l’irresponsabilité, il n’est pas aisé de tracer le chemin d’une activité volontaire efficace et efficiente. Dans un texte précédent, nous avons distingué un cours local d’un cours mondial, en m’appuyant sur la tripartition de l’économie selon Fernand Braudel. L’un exposé et l’autre soustrait à la compétition internationale. Il nous faudra distinguer deux niveaux de compétition et de représentation et une circulation entre les deux. Sur les deux niveaux, on assistera à une gradation de la prise citoyenne sur le cours des choses qui évoluera d’une nature immédiate à une nature de plus en plus médiate. De directe et simple, elle deviendra de plus en plus indirecte, médiatisée et multiple. Il faudra distinguer des élites avec des objectifs locaux et nationaux d’autres avec des objectifs nationaux et internationaux. Pour que les prises citoyennes puissent être effectives elles doivent être distinctes bien qu’ouvertes les une sur les autres. La maîtrise citoyenne sera sur l’ensemble du corps social ou ne sera pas. Pour être citoyenne, la mise à plat est nécessaire, la maîtrise doit être vérifiable et contestable.

Le militaire exposé, le social impliqué.

Ceci étant dit, quelle place pour le militaire dans un tel consensus ? Cette transition politique a-t-elle des chances de voir les militaires « refoulés » dans leurs casernes à la manière des pays démocratiques comme le réclament bien des opposants ? Autrement dit, au sein de la nouvelle élite quelle place pour celle militaire ? Quel rapport entre les sociétés civile et militaire ? Notre réponse défendue à maintes reprises est la suivante : tant que la base économique aujourd’hui en crise fera défaut, le politique ne pourra pas se séparer du militaire. Et le militaire déteindra sur le politique parce que la sécurité des biens et des personnes primera sur le bien-être matériel. La prise citoyenne sur le cours des choses dépendra donc de son rapport au militaire, à sa sécurité physique, elle sera d’abord une prise militaire ou ne sera pas(4). Dans le contexte africain de relative confusion du social et de l’économique, il faut donc interpréter le primat du politique sur le militaire comme une forte implication de la société dans la gestion de sa sécurité et non pas comme une dissociation du politique (de l’économique et donc) du militaire, à l’image du modèle européen. On ne peut commander à l’armée de l’extérieur quand on ne tient pas les cordons de sa bourse. Il faut faire du gouvernement par le peuple et pour le peuple (du politique) avec un social, un économique et un militaire construits de nouvelle manière, relativement aux sociétés européennes. Les sciences sociales européennes pourraient parler de ré-encastrement de l’économique et du sécuritaire dans le social. Comme je l’ai déjà soutenu ailleurs, la « démocratie » comme système ne peut donc émerger que d’une profonde réforme du secteur de la sécurité (justice, police et défense) qui implique la société et ne l’exclut pas. Quant à la nouvelle société civile, comme médiation de la prise citoyenne sur le monde, elle ne peut émerger que d’une différenciation cohérente et efficiente de la société dans le monde. Nous serions comme en présence de deux mouvements et de leur mise en cohérence : l’un procédant du monde vers la société, l’autre de la société vers le monde. L’un d’incorporation et d’échange des progrès du monde, l’autre d’innovation et de mise en cohérence sociales et territoriales.

Tant qu’il ne pourra y avoir une professionnalisation réelle du secteur de la sécurité (5), la sécurité ne pourra être l’affaire de corps particuliers autonomes et la sécurité, le marché et la société resteront sans autonomie réelle (6). La fonction militaire qui ne pourra pas dès lors s’effacer derrière la fonction économique (assurée par une minorité) et celle politique (assurée au nom de la majorité), apparaîtra à la pointe du travail social (7). Sa prééminence restera bien apparente et sa légitimité qu’elle ne pourra tenir de la seule extériorité professionnelle tiendra de sa capacité à déplier les autres fonctions. C’est pour cette raison que le consensus de base devrait définir précisément la grammaire d’une telle fonction de sorte qu’émerge une élite sociale en mesure de gouverner sur la base d’un large consensus.

Notes :

[1] Le discours politique avait coutume de parler de contrat social plutôt que de consensus. Ce n’est pas le lieu de s’étendre ici sur le sujet. On peut aussi apparenter la notion de consensus à celle d’hégémonie culturelle d’Antonio Gramsci. Tous deux requiert le consentement de la société à une certaine domination.

[2] La légitimité de principe est démocratique ou révolutionnaire ; elle est acquise au cours d’une guerre de libération ou d’un processus électoral. La légitimité d’exercice l’est par l’efficacité et l’efficience du politique, qui accroit la confiance sociale ou la défait. Sur ces deux notions de légitimités cf. Juan Linz dans Breakdown of Democratic Regimes ; sur le net voir Guy Hermet « Autoritarisme, démocratie et neutralité axiologique chez Juan Linz », Revue internationale de politique comparée 1/2006 (Vol. 13), p. 83-94.)

[3] C’est dans cette problématique de conservation de la légitimité (issue du principe révolutionnaire) par celle d’exercice que se comprend le point de vue qui nie la nécessité d’une période de transition. Car à la différence de la légitimité révolutionnaire, celle démocratique trop creuse à leurs yeux ne pourra compter ni sur une expérience de pouvoir, ni sur une réelle adhésion de la société.

[4] Une telle évidence devrait aujourd’hui s’imposer. La construction de la société est tributaire de sa prise sur le territoire et ses richesses et l’état de droit de son consentement à une monopolisation de la violence. Il faut que le militaire redevienne dans la société «comme un poisson dans l’eau » et non comme un appareil de capture parmi d’autres. C’est là une condition de l’efficience du politique et de l’émergence d’une société civile.

[5] C’est-à-dire un développement de l’économie de marché en mesure d’entretenir durablement l’efficience d’un tel secteur. En d’autres termes ce que nous avions désigné au plan de la structure sociale comme une séparation de l’économique et du politique (ou autonomisation de l’économique par rapport au politique), puis du politique et du militaire.

[6] La place de l’implication du travail civil dans le travail militaire ou policier est un bon indicateur de cette confusion entre le civil et le militaire.

[7] La prééminence du militaire est prépondérante dans la compétition internationale. Elle est simplement dissimulée ou exposée. Dans les sociétés industrielles, elle passe en arrière plan derrière les nouvelles institutions civiles. On a tort de ne pas voir que la compétition économique à son niveau monopolistique est militaire. Ce n’est pas simplement la géographie qui sert la guerre (Y. Lacoste), c’est la science tout entière. C’est à elle que sont réservées les innovations de pointe avant de se trouver civilisées par la production concurrentielle. Et c’est le secteur militaire qui les finance. Le capitalisme est d’abord un capitalisme d’Etat, et le capitalisme d’Etat d’une puissance industrielle et militaire, son complexe militaro-industriel. Ensuite, un Etat-nation est d’abord un état militaire (c’est pourquoi on parle de nation-Etat avec Juan LINZ pour séparer l’Etat de son bras armé). La monopolisation de la violence par le secteur de la sécurité dans un champ est la condition d’existence de l’état de droit dans ce champ.

Arezki DERGUINI
Bgayet le 02.02.2015


ContributionsMardi, 01 Juillet 2014 09:50boudiaf ait ahmed

Elle date du 29 septembre 1964

Lettre de Mohamed Boudiaf à Hocine Aït-Ahmed

Par : Mohamed Boudiaf

À l’occasion du vingt-deuxième anniversaire de l’assassinat de Mohamed Boudiaf, nous publions ci-après  le texte de la lettre qu’il a adressée, le 29 septembre 1964, à Hocine Aït Ahmed. Il y évoquait un sujet qui,  60 ans après, reste encore d’une actualité brûlante : l’union des forces de l’opposition pour imposer  le changement démocratique souhaité.

Cher Hocine,

Je t’écris cette lettre de Paris où je suis arrivé il y a environ une vingtaine de jours. Ma sortie a été décidée en accord avec Si Moussa pour des raisons majeures. Il a été question de t’informer en temps utile de l’événement mais le manque de liaison joint aux difficultés inhérentes aux débuts de l’action ne nous l’ont pas permis.
Comme tu as dû le savoir, Si Moussa (1) et moi-même, forts de l’accord intervenu lors de ta rencontre avec la délégation que nous t’avons envoyée, lequel accord a été confirmé par ta lettre manuscrite, nous avons décidé de passer à l’action le 6 juillet dernier sans plus attendre avec l’idée de te rencontrer après, comme tu l’as suggéré en vue de régler les problèmes de coordination et d’arrêter d’un commun accord une position sur le seul point resté en suspens entre nous et se rapportant à l’inclusion du frère Saddek (2) dans le comité, point sur lequel nous étions en principe tous les deux d’accord. A cette occasion, un appel signé de Si Moussa a été diffusé et jamais en notre esprit nous n’avions pensé que ses termes contredisaient en quoi que ce soit l’optique générale. En prenant donc le chemin de l’extérieur, je m’attendais à trouver les frères unis et travaillant ensemble comme je m’attendais à commencer immédiatement le travail sérieux en partant d’une situation claire et normale. Hélas ! Il n’en était rien. A deux reprises, j’ai pris contact avec Daniel (3) qui maintient tout ignorer du CNDR (4) comme de tout ce qui touche à ce problème essentiel de l’Union. Excipant du principe que tant que le pays, autrement dit toi, ne lui donnerait pas de directives précises il continuerait à activer séparément au nom du FFS. 
J’ai, personnellement, la nette impression qu’il en sait beaucoup plus et que les fameuses directives ne sont qu’un prétexte derrière lequel il s’abrite pour se refuser à engager la discussion sur l’Union qui doit, comme entendu, nous faire dépasser les vieilles et fausses contradictions de chapelle et de sigle. Il m’a laissé également entendre que les contacts du pays (sic) ne signifient aucunement la fusion. Nous revoilà chacun de son côté ! Ce rapide historique fait, je me permets de te signaler que le temps presse et que le monde nous observe et attend de nous des décisions dignes de patriotes que rien ne doit plus séparer pour engager dans l’Union et la confiance, le dernier combat contre la dictature du gang de Ben Bella. Par ailleurs, je suis maintenant convaincu que si par malheur chacun continuait à se revendiquer de telle ou telle appartenance il y a lieu de s’attendre à un échec certain pour tous. Nos adversaires sont nombreux ainsi que nos détracteurs pour sous-estimer leur force ou faire semblant de les ignorer. Un autre danger et non des moindres est représenté par tous les pêcheurs en eau trouble qui ne manqueront pas de profiter de la confusion pour multiplier les manœuvres, et accentuer les divisions de ceux qui, sur le terrain et ailleurs, sont confrontés aux mêmes difficultés et partagent les mêmes responsabilités. Du côté du Constantinois, du Nord au Sud, la volonté est unanime de parvenir à l’Union qui signifie la fusion à tous les niveaux et dans tous les domaines. Pour notre part, conscients de cette profonde aspiration des masses et des militants, nous ferons tout pour que cette Union se réalise le plus rapidement possible.
Sache que depuis longtemps et surtout depuis la concrétisation de la formule d’Union, il n’a plus été question du PRS pour mes amis et moi-même; aujourd’hui je suis en droit de me poser la question s’il en est de même pour les autres. Imagine un instant que chacun s’amuse à se cantonner dans son fief, si fief il y a, et à se réclamer d’une étiquette politique particulière ? 
Je me refuse à formuler la réponse ni à concevoir, même en pensée, une telle éventualité parce qu’elle est synonyme de trahison et de fatalité.
J’espère avoir tout dit et j’attends de toi une réponse nette allant dans le sens de cette Union sacrée que notre peuple attend avec impatience. Je m’excuse si mon langage te paraît dur par contre je te donne l’assurance que mon vœu le plus cher est que tous, nous nous mettions à l’œuvre sans arrière-pensée et sans calcul.
Il reste à préciser que le CNDR, sigle que nous avons adopté en tenant compte de tes remarques n’est pas en réalité notre création propre ni encore moins la propriété de tel ou tel personne.
En notre âme et conscience, nous l’avons arrêté en partant de l’idée maîtresse de dépasser les questions de personnes et de régions qui ont, qu’on le veuille ou non, été les écueils sur le chemin de l’entente et de la compréhension.

Salutations fraternelles. 
M. B. 
(1) Le commandant Moussa avait dirigé 
les forces de l’opposition dans l’Oranie.
(2) Le colonel Saddek, membre 
fondateur du FFS.
3) Daniel : Mohand Akli Benyounès, 
fondateur du FFS, actuellement sénateur du tiers présidentiel de Bouteflika.
(4) CNDR: Conseil national pour la défense 
de la République.


Le Forum Économique Mondial a publié son rapport, sur les technologies de l’information et de la communication sur les pays arabes dont il dispose de leurs données nécessaires, cependant il soulève une sorte de contradiction, à savoir celle de l’Algérie qui est classée 129ème précédée des pays qui souffrent des guerres et des conflits à l’instar du Mali , le Liberia, le Nigeria, le Rwanda, alors que le gouvernement algérien occupe le 134ème rang à l’échelle mondiale en termes de contrôle et d’utilisation des technologies de l’information et de la communication par rapport aux gouvernements des autres pays inclus dans l’étude.

Selon ce rapport établi par le Forum économique mondial, en coopération avec l’agence,” l’INSEAD ” est ”les avantages et les risques de données massifs’’, était publié en 369 pages, l’Algérie connaît un grand déficit en matière des technologies de l’information et de la communication , où la majeure partie des indicateurs ont occupé les dernières classes, comparée à des pays voisins et à d’autres en situation de guerre et n’ayant pas assez de ressources humaines et matérielles qui sont disponibles en Algérie.

Forum Economique International 2014

Sur le plan arabe, l’Algérie occupe la dernière place du classement parmi ses voisins, la Tunisie est venue au  87ème rang et le Maroc au 99ème, en décalant par dix places par rapport l’année précédente. L’Égypte qui a vécu une instabilité politique et économique est classée au 91ème rang. Les pays du  Golf, quant à eux, sont à la tète du classement, le Qatar a été classé 23ème sur l’échelle mondiale et le premier au niveau des pays arabes, les Émirats arabes unis 24ème, Bahreïn 29ème, l’Arabie Saoudite 32ème, et la Jordanie 44ème. La Finlande occupe le premier rang à l’échelle mondiale, suivie par Singapour et la Suède, tandis que le Tchad occupe la dernière place du classement selon le rapport.

L’indicateur du e-readiness a par contre progressé en passant du 131ème rang au 129ème  par rapport à l’année dernière, l’évaluation du forum s’est avérée sévère au niveau de l’indicateur de la troisième génération ainsi qu’ niveau d’autres critères  adoptés dans le classement.

Les divers critères utilisés dans l’évaluation sont, d’abord, le climat général des technologies du secteur public de l’information et de la communication en Algérie qui est classé 143ème à l’échelle mondiale, le climat politique et réglementaire dans le secteur au 140ème rang, l’indicateur de l’environnement économique et l’esprit d’innovation est classé au 145ème rang à l’échelle mondiale, et la volonté des sous-secteurs occupant la 101ème place, ce dernier comprend,  à son tour, trois autres indicateurs à savoir les infrastructures et le contenu numérique (127ème), la capacité financière (classée 42ème ), et la main d’œuvre qualifiée (102ème rang).

Selon ces données , le classement de l’Algérie aux derniers rangs s’explique par l’absence et la mauvaise exploitation personnelle des technologies de l’information et de la communication, un manque d’encadrement pour les professionnels dans les secteurs qui dépendent fortement des TIC, y compris le secteur public, ainsi que d’un petit nombre d’utilisateurs de réseaux virtuels tels que les réseaux sociaux, sachant que l’utilisation de ces réseaux est l’un des critères bien classé en Égypte et en Tunisie suite à leurs exploitation efficace, notamment durant la période des changements  qui ont eu lieu pendant ces deux dernières années sur plusieurs plans .

May 2, 2014 by